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L'INDICATEUR N°14
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Paysages nocturnes et musiques de la nuit
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Dans ces deux numéros de l’INDICATEUR consacrés aux nocturnes du monde, je vous proposerai plusieurs larges extraits de paysages enregistrés de nuit dans des situations et des lieux très différents, de la simple prise de sons de terrain présentée telle quelle jusqu’à la recomposition en studio. Certains de ces paysages sont le reflet sonore d’une nature sauvage ou retournée à l’état sauvage, d’autres sont tout simplement enregistrés dans des bocages, des marais ou des étangs, des terres agricoles plus ou moins travaillées. Mais tous ces concerts de la nuit restent naturellement l’expression sauvage d’une nature sauvage elle-même ou plus ou moins domestiquée.
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Le paysage sonore nocturne, écouté à “l’oreille nue”, m’apparait toujours d’une manière bien particulière : Tout ce qui m’y est donné à entendre me raconte la nuit : les espèces présentes bien sûr, mais surtout les équilibres sonores, la construction de l’ensemble, sa lisibilité et une lente évolution, presque statique. Tout me semble opposé à la logique du paysage matinal ou diurne bien plus rapide et dynamique et souvent plus foisonnant !
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Un facteur important joue sur la qualité de mon écoute : je suis dans l’obscurité. Cette évidence mérite d’être creusée… J’écoute dans le noir, certes, et cela modifie à la fois mon acuité mais aussi la manière dont se forment en moi des images mentales. Dans le même temps, tous les êtres vivants qui animent le paysage sonore avec les sons propres à leur espèce, eux aussi évoluent dans le noir, et leurs productions sonores y sont naturellement adaptées. Adaptées à la nuit, lancées dans le noir pour être entendues par une majorité d’aveugles dont je fais partie, alors que d’autres espèces ont développé des capacités visuelles dont je peux avoir conscience mais que je ne peux pas envisager… Ainsi, il me semble probable que le noir de la nuit joue autant sur mon écoute que sur les productions des artistes qui composent ce tableau sonore.
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Si j’écoute un lever du jour, tout va vite ! L’évolution du paysage est rapide : les espèces entrent en scène, les unes après les autres, très rapidement, donnant à la symphonie une forme en crescendo tant sur la densité sonore que sur le niveau général.
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Si j’écoute la nuit qui s’installe, j’assiste souvent à un decrescendo, une sorte de symphonie des adieux, puis à un fondu enchainé très étiré vers un mouvement lent, souvent calme, qui se ralenti au fur et à mesure que le noir s’installe et que la température baisse. Il est vrai que les acteurs changent : les oiseaux se raréfient alors que la scène se peuple progressivement de stridulations régulières d’insectes, de chants de batraciens, du vol épisodique de quelques rapaces, et du quasi-silence des orthoptères…
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Tout cela alors que, nous le savons tous, le royaume de la nuit est peuplé de toute une vie sauvage qui s’active, grouille, courre, chasse…
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QUELQUES CONCERTS DE LA NUIT
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DELTA DU DANUBE (Roumanie)
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Un nocturne en un seul plan
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Voici un paysage sonore pour lequel il n’y a aucun travail de studio, ni en montage, ni en mixage et sans aucun traitement. Ici tout s’est fait à l’occasion d’un “tournage sonore”.
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De nuit, à proximité d’un des multiples étangs qui entourent le village de Crissan, lui-même situé au bord du grand fleuve, je suis fasciné par la construction naturelle du paysage ; je voudrais m’approcher, pénétrer davantage cette surface sonore, mais la nuit est noire et le niveau de l’eau assez haut.
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Les nocturnes se répètent souvent à l’identique d’une nuit à l’autre : je reviendrai donc demain, en plein jour pour un repérage précis. Au matin, je constate qu’effectivement le terrain est risqué, le niveau de l’eau est variable mais je peux repérer des trajets possibles sans trop m’enliser… les buffles immobiles attestent la profondeur mais aussi la dureté du sol… je repère mes trajets pour ce soir.
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Le soir venu, je reconnais les lieux, sans lampe de poche, à la faible lueur de la lune… Je me déplace lentement, prudemment. Si je tombe c’en est fini de mon matériel, et de ce fait de tout mon voyage. Lentement je travaille mon cadrage. Le paysage n’évolue que très progressivement et j’ai le temps de me positionner, comme un photographe qui veut valoriser chaque objet : le lointain, les figures de mi plan, les figures de premier plan, la répartition des objets de la gauche à la droite. Mes bottes sont pleines, à proximité une petite clochette me laisse à penser qu’un buffle est là à quelques mètres, immobile lui aussi. Des chiens au loin, nombreux dans le delta, retournés à l’état sauvage.
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L’image me plait, je tourne ce soir, sachant que si nécessaire je reviendrai encore demain pour une autre nuit et qu’il ne me restera qu’à choisir le meilleur plan.
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La prise de son originale doit durer plus de deux heures… de retour… épuisé, je m’endors… comme un sonneur.
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Liste des principales espèces : Oiseau : Rousserolle Turdoïde. Insectes : Grillon des marais, Conocéphale gracieux. Batraciens : Sonneur à ventre de feu, Crapaud vert, Rainette verte, Grenouille verte, Grenouille rieuse.
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Un nocturne panoramique :
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SAN MIGUEL DE ALLENDE (MEXIQUE)
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Mexique. Presque minuit sur un petit chemin sablonneux parcourant le paysage un désolé d’une savane arbustive près de San Miguel de Allende dans l’état de Guanajuato. Aucun vent, pas d’oiseaux, mais l’air encore très chaud vibre de mille stridulations différentes construisant une riche polyphonie extrêmement aigue, à la fois sonore et légère. Autour de moi une lande sèche, quelques buissons, des petits arbres rabougris et épineux, des plantes succulentes variées dont je ne vois que les silhouettes tant la nuit est noire. Je suis impressionné par ce calme autour de moi, chargé d’une telle énergie. Et surtout, je suis au centre d’un volume sonore, non pas face à un paysage, mais totalement immergé dans le son. Dans le noir je fais lentement un demi-tour sur moi-même. Première impression, tout est identique, l’équilibre général est le même, l’intensité est la même, mais dans le même temps tout a changé, les objets sonores ont tous échangé leur place et leurs volumes relatifs sont inversés… Il est vrai que si notre écoute est sphérique, notre oreille privilégie ce qui est face à nous. Je pourrais faire une prise de son panoramique, en faisant lentement un tour complet sur moi-même, mais j’obtiendrais une mobilité permanente des sons qui dans la réalité sont tous immobiles. (Au cinéma comme on ne peut pas tourner la tête, on la tourne pour nous par un mouvement de caméra).
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D’autres feraient une prise de son en multipliant les micros… je ne crois pas à ce mode de restitution du son. Alors je coupe le poire en deux et j’enregistre une série de six plans fixes, de deux minutes chacun que je ferais se succéder par un rapide fondu enchainé… ou un montage cut. Je renouvelle l’opération deux nuits de suite, pour comparer… je choisis la deuxième. Ici nous entendons les trois premiers plan.
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FORÊT D'AUROVILLE EN INDE DU SUD
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Un nocturne enregistré une nuit de Noël...
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Après les grands coups de vent de la journée, le calme est revenu, laissant place à une nuit claire et particulièrement sereine.
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S’il est vrai que dans cette forêt chaude et dense les insectes ne se taisent jamais, la nuit, leur clameur prend un relief tout particulier. Progressivement tous les chants d’oiseaux se sont éteints, et le spectre sonore du paysage a rejoint les zones les plus aigües, dépassant souvent nos capacités auditives, à un niveau d’une intensité rare.
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Chaque plan se présente comme une musique répétitive : dans une apparente immobilité, tout bouge. Chacun des interprètes répète à l’infini la formule propre à son espèce, à un tempo qui est le sien, un motif rythmique précis d’une durée précise et invariable. Apparemment chacun joue seul et ponctue l’espace, sans se soucier des autres, posté à un endroit particulier, au sol, à mi-hauteur ou haut placé dans la canopée. Dans ce flot sonore ininterrompu les formules se calent et se décalent pour générer cette musique répétitive à la fois stable et perpétuellement renouvelée. Nous vivons un temps infiniment étiré constitué d’innombrables cellules d’une fascinante rapidité… une polyphonie de tempi.
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Une seule prise de son d’une heure environ se trouve ici raccourcie par légers montages pour nous permettre de sentir la complexité et la lente évolution du paysage sonore.
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La lecture du sonagramme accompagnant l’écoute (cliquez sur l'image) nous permet de constater les très hautes fréquences des stridulations d’insectes, dont sans doute un grand nombre nous échappe, mais aussi l’étagement de chacune des signatures sonores dans l’ensemble de la tessiture de notre écoute ainsi que la complexité des imbrications rythmiques.
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DEUX COMPOSITEURS ET LA NUIT
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Bien sûr le répertoire musical se référant à la nuit est riche… et nous n’allons pas en établir la liste. Pour l’INDICATEUR je ne retiendrai que deux pièces, toutes deux pour le piano, qui sont pour moi deux manières d’évoquer la nuit non pas à travers une symbolique, des phantasmes ou des visions poétiques mais principalement des impressions auditives, des restitutions musicales impressionnistes ou réalistes de paysages sonores nocturnes.
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Béla Bartók : Suite en plein air
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Très tôt dans sa carrière Béla Bartók attache une importance capitale au fait qu’une composition musicale peut se présenter comme la signature d’une culture et de son territoire. Comme nous le voyons sur la photographie ci-dessous, il est l’un des premiers compositeurs à exercer une réelle pratique de l’ethnologie musicale, ce qui le conduira rapidement à utiliser l’enregistrement audio comme véritable outil de travail pour fixer définitivement sur support des musiques traditionnelles menacées de disparition ou de contaminations diverses dues aux échanges culturels de plus en plus fréquents à son époque. Nul doute que la Suite en plein air porte la marque de cet état d’esprit.
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Bartók compose cette Suite en plein air pour le piano en 1926. Le quatrième mouvement intitulé Musiques nocturnes est pour moi l’une des plus belles évocations du temps étiré de la nuit peuplé de sons présents mais invisibles se détachant d’un fond de tableau imprécis, un paysage statique pourtant si vivant.
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Nous sommes sans doute en Hongrie pays d’origine du compositeur, au bord du Danube, et j’entends ici les nocturnes qui m’ont tant marqué lorsque j’enregistrais la nuit dans le Delta du Danube entre Roumanie et Ukraine
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L’Alouette lulu (extrait du Catalogue d’oiseaux)
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On me demande souvent si j’identifie facilement les espèces dans les musiques de Messiaen… et je dois avouer que ce n’est pas toujours facile, d’autant que dans certaines compositions portant le nom d’un oiseau, le compositeur peut en citer un grand nombre qui se confondent dans ce qu’il appelait avec justesse un “fouillis d’oiseaux”. Mais certaines fois, l’oiseau titre est là bien audible, comme cette Alouette lulu qui chante dans une nuit représentée par ces sombres accords de piano séparant les nombreuses phrases variées de l’oiseau chantant en vol.
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Sur la première page de la partition de cette pièce, comme il la fera pour chaque morceau du Catalogue d’Oiseaux, Olivier Messiaen nous livre un petit texte :
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Du Col du Grand Bois à Saint-Sauveur en Rue dans le Forez. Bois de pins à droite de la route, prairies de pâturage à gauche. Du haut du ciel, dans l’obscurité, la Lulu égrène ses deux en deux : descentes chromatiques et liquides. Caché dans un buisson, en clairière du bois, un Rossignol lui répond. Contraste entre les trémolos mordants du Rossignol, et cette voix mystérieuse des hauteurs. La Lulu, invisible, se rapproche et s’éloigne. Les arbres et les champs sont noirs et calmes. Il est minuit.
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Je suis heureux de proposer l’interprétation de Pierre Laurent Aymard avec qui j’ai eu l’immense privilège de partager des concerts particuliers sur lesquels je reviendrai : l’intégrale du Catalogue d’Oiseaux : 13 pièces pour lesquelles il m’avait demandé de composer 13 paysages sonores naturalistes utilisés en concert en introduction et interludes de chacune des compositions de Messiaen. Je vous propose ici le Prélude à l’Alouette Lulu composé spécialement en introduction à l’écoute de la pièce pour piano.
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Une expérience avec l’œuvre de Messiaen :
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Pour nous convaincre de la présence bien réelle du chant de l’Alouette lulu dans la pièce pour piano d’Olivier Messiaen, je vous propose une petite expérience en compagnie de Paul Kim, pianiste américain. J’ai eu la chance de faire sa connaissance en 2008 à La Mure en Isère, alors que je travaillais sur le centenaire de la naissance du compositeur. Paul Kim a enregistré toute l’œuvre pianistique de Messiaen et peut être considéré comme l’un de ses meilleurs interprètes. C’est avec enthousiasme qu’il m’a encouragé à faire cette superposition du chant réel d’une Alouette lulu, sur la pièce du même titre extraite du Catalogue d’oiseaux. C’est avec enthousiasme qu’il m’a encouragé à faire cette superposition du chant réel d’une Alouette lulu, sur la pièce du même titre extraite du Catalogue d’oiseaux.
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Ni le chant de l’oiseau, ni l’enregistrement de Paul Kim n’ont été retravaillés, il s’agit ici d’une simple superposition. Au centre de la pièce, Messiaen s’arrête un instant sur le chant du Rossignol philomèle qui lui aussi chante la nuit… aussi, au cours de cette période nous avons choisi de simplement diminuer le volume sonore de l’Alouette… sans pour autant superposer le chant d’un rossignol.
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Pour écouter il vous suffit de cliquer sur la pochette du disque.
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Enfin pour terminer ce long chapitre sur la nuit voici un lien vers une série documentaire de France Culture d'Aline Penitot à laquelle j'ai eu la chance de participer.
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Chaque numéro de L'INDICATEUR accorde en pied de page un espace à la présentation du travail d'un audio-naturaliste remarquable :
Aujourd'hui : Brice Cannavo
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Dans ce numéro consacré à l'écoute de la nuit et de ses paysages sonores
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Brice Cannavo nous propose précisément de le suivre dans une double expérience auditive, accompagnée d'une réflexion précieuse servie par une écriture à la fois précise et poétique. Il nous est possible de télécharger le texte dans son intégralité en fin de cette page.
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Expérience d’écoute / expérience de pensée
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Vendredi 17 septembre 2021, je plante ma tente dans un coin de campagne belge près d’un endroit où je soupçonne les cerfs de s’adonner au brame ces jours-ci. Ayant passé la journée à sillonner la région à pied pour repérer quelques « spots » probables, après une brève collation vers 19h je pars en quête de ce substrat sonore qu’il me tarde de découvrir in situ. La nuit est tombée.
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A peine engagé sur le chemin qui plonge sans détours dans la forêt et arpente la colline, je constate que malgré la pleine lune qui illumine les environs, les houppiers denses des arbres rendent ce sous- bois obscur. Dans ce noir exigent, je prends le parti d’avancer à l’oreille et de ne pas allumer ma frontale. La ligne médiane du chemin, comme souvent, couverte d’une couche d’herbe pas trop haute atténue fortement le bruit des pas. De part et d’autre de cette médiane, de la terre semi-humide et des débris de roche. Il est donc plutôt aisé d’avancer tout en tentant de rester dans la zone « qui ne fait pas bruit ». Cette méthode s’avère plutôt intéressante non seulement pour ce qui est d’avancer dans le noir mais aussi pour se déplacer tout en écoutant. L’oreille peut voyager aux alentours tandis que le corps continue son chemin. Au moindre bruit suspect, la marche s’arrête immédiatement et l’oreille se tend vers, l’organe se déploie, sort de son habitacle crânien pour arpenter les ténèbres environnantes. Il y a quelque chose d’improbable, de presque contre nature (c’est dire à quel point nous en sommes loin, de la nature) à faire confiance à l’écoute pour avancer comme cela dans le noir.
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Un chevreuil grogne et se met à pousser des cris rauques tout en s’éloignant.
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Un peu plus haut, probablement sur une branche, un battement d’ailes mais la source sonore ne bouge pas.
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Là-bas des pas dans les feuilles mortes, ça trotte comme un animal plutôt haut sur pattes et de poids moyen.
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Plongé dans la plus profonde obscurité et à priori relativement silencieux, j’ai néanmoins la sensation d’être perçu par toute une faune alentours. Disons même que j’ai la sensation d’être le seul à ne pas avoir conscience de ce qui m’entoure ; de pénétrer dans une chambre feutrée dans laquelle tout le monde se connaît et où mon irruption créerait un trouble dont je suis le seul à ne pas être conscient.
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Toujours dans le noir, j’arrive à une fourche où je tente de me souvenir quand quelques heures plus tôt, en journée, je suis passé par là, quelle a été la direction prise. Pour en avoir l’esprit un peu plus éclairé je m’apprête à allumer pour la première fois ma lampe frontale quand j’entends au loin, sur ma droite, mon premier brame de cerf. Un véritable choc. Mon corps est saisi et aspiré là-bas où se porte l’attention d’écoute. Plusieurs centaines de mètres et pourtant la sensation est physique, quasi haptique, organique, intérieure, profonde. La conscience s’achemine par l’oreille, le corps est atteint, touché, saisi, étreint, immobilisé. Après cette petite heure passée à marcher dans le noir en « jouant le jeu » du moindre bruit, l’appel résonnant dans un lointain proche agit comme un coup de gong au sortir d’une attention soutenue, portée aux moindres détails. Je sais désormais que c’est par la droite que je dois continuer ma route.
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A partir de là, les cerfs, il y en a deux ou trois qui brament, sont mes guides. J’avance toujours sur cette mince zone herbeuse, mais selon un pas plus allant, plus déterminé, enthousiaste, c’est par là-bas que cela se passe, dur de ne pas courir. Quelques minutes plus tard, j’arrive sur le plateau qui m’avait semblé en plein jour un endroit propice pour les entendre. L’intuition se vérifie. Ils sont là, encore invisibles puisque dans l’épaisse masse d’arbres du versant d’en face, quelques-uns, peut-être deux ou trois à pousser cet appel à la fois plaintif, magique et bestial. Le clair de lune est irradiant, la nuit est sèche, froide, le son s’y propage, limpide et complexe. La zone est une scène où se joue l’expression lyrique de ces individus venus parader à gorge et coffre déployés. Ils sont sur le versant d’en face, je scrute la masse sombre de la forêt qui les abrite, entre eux et moi, dans le creux, une rivière qui chante joliment, tisse un fil continu au milieu des clameurs éparses.
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Après un temps long, contemplatif et d’émerveillement quasi enfantin, je décide de remettre au lendemain la possibilité de les approcher davantage, en m’y prenant un peu plus à l’avance. Je me posterai sur le versant d’en face à les y attendre dès la fin d'après-midi. Ce soir, il serait malvenu de tenter la traversée de la zone probablement marécageuse.
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Je reviens donc sur mes pas, chargé d’une énergie et d’une vitalité exaltées.
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