MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



mercredi 1 mai 2024

CHANT GRÉGORIEN: INTERPRÉTATIONS DISSIDENTES (Première partie)

Chant grégorien. 

Interprétations dissidentes.

Premier article de deux.

1. Ça brasse en rythme!

2. Il y a une limite à ajouter...
3. Un manuscrit ne dit pas tout
4. Mesurer le chant grégorien


Cantatorium de Saint-Gall: l'un des plus anciens
conservés avec notation musicale (sans portée).


Cet article vise à vous faire connaître quelques arcanes merveilleux du chant grégorien, une musique spirituelle que nous a légué l’Église du Moyen Âge. Je rappelle avoir la chance, le bonheur et l'honneur de travailler cette musique avec les choristes de l'Ensemble Grégoria, choeur grégorien en résidence en l'église Saint-Pierre-de-Sorel. Je poursuis ici l’exploration du grégorien à la suite des articles suivants :

Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :

 

Ça brasse en rythme!

Il parait que la musique adoucit les mœurs! Dans les années 1940, Pierre Carraz, professeur du Conservatoire de Genève, publie un traité d’Initiation grégorienne. En page 60, il s’en prend avec virulence à quiconque émet des doutes sur l’interprétation rythmique de Solesmes : «Attelez ensemble les grands et les petits pontifes de l’anti-solesmisme, les aimables sectateurs de l’éclectisme et du J’en-prends-j’en-laisse (…), et vous aurez vraisemblablement le chant de la Tour de Babel (…). Vous risquez fort d’entendre une cacophonie (…). Que ce ne soit pas là une accusation gratuite, la preuve en est gravée dans leurs disques»! Bref, cela brassait fort dans le monde grégorien! Ces propos appellent quelques commentaires. Tout d’abord, il est évident que si tout le monde se conforme à tel style d’interprétation, il y aura peu de divergences (encore que pas toujours). Mais d'un autre côté, faire de l’interprétation musicale n’est pas comme entrer en religion et faire vœu d’obéissance! Pour aucune musique il n’existe d’interprétation qui soit parfaite ou définitive : cela vaut autant pour le grégorien que pour n’importe quel répertoire. Je me demande donc si ce raidissement doublé de critiques acerbes, n’aurait pas contribué à ce que le chant grégorien soit abandonné dans les paroisses à partir des années 1960. De toute évidente, il y avait des disputes - «C’est moi qui ai raison : je suis Solesmes moi, pas toi qui fait n’importe quoi!», et ces disputes ont finalement pu contribuer à ce que les autorités passent à autre chose...

 

Il y a une limite à ajouter...

Dans un article précédent, j’avais posé le problème du rythme dans le chant grégorien. Je vous y réfère donc, en résumant brièvement l’affaire.

Quand les moines bénédictins de l'Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes en France ont entrepris de restaurer le chant grégorien qui avait subi d’énormes altérations au fil du temps, ils s’attelaient à une tâche monumentale. À l’aide des manuscrits grégoriens les plus anciens, les moines sont parvenus à la pleine restauration des notes des mélodies grégoriennes à la fin du XIXe siècle. Grâce à ce travail colossal, le problème des notes était résolu.

Mais le problème de l’interprétation rythmique demeurait énigmatique.

Les moines de Solesmes ont donc proposé un principe qui demeure le plus utilisé par les interprètes : le temps premier. Selon ce principe, chaque note possède la même durée. Ce principe est élégant mais pas nécessairement incontestable : aucun manuscrit médiéval ne s’y réfère et il reste curieux d’interpréter un immense répertoire avec des valeurs égales pour l’essentiel. Voici une page d’un livre de chant publié en 1929 dans lequel les pièces de la messe sont transcrites en notation moderne. 


Il n’y a pas de mesure et, si l’on en mettait, cela donnerait des changements perpétuels. Le tempo est donné à la croche, 144 pulsations par minute; mais compter à cette vitesse à la croche ferait plutôt fébrile! De toute façon, les manuscrits médiévaux ne donnaient aucune indication de vitesse – et pour cause : le métronome ne sera inventé qu’au début du XIXe siècle… Toutefois, est-il possible qu’un répertoire entier n’ait été conçu qu’en croches égales de cette manière, avec quelques notes plus longues pour les fins de phrases? C’est improbable et il n’existerait d’ailleurs aucun équivalent. Pierre Carraz défend pourtant ces transcriptions.

Les moines ont proposé un autre outil : l’ictus, une sorte d’accent musical. Ce principe n’existait pas, lui non plus, à l’époque de composition du grégorien. Dans la pratique, alors que le temps premier ne pose pas de difficultés pratiques, l’ictus a compliqué les choses ainsi que j’en avais discuté dans un article précédent. Beaucoup d’encre a donc coulé pour le justifier et pour que les interprètes le mettent en œuvre. Alors qu’il aurait été plus juste de délaisser ce principe surajouté, on s’est acharné à le maintenir coûte que coûte. Il en résulta d’interminables débats sibyllins, des désaccords… et des colères!

La fameuse méthode de Justine Ward

Les manuels d’inspiration solesmienne consacrent de nombreuses pages à discuter des arsis (élans) et thesis (repos) qui rythmeraient les mélodies grégoriennes. Ces concepts proviennent de la poésie grecque de l’Antiquité et, encore une fois, les écrits médiévaux sur la musique n’en parlent pour ainsi dire pas.

Autrement dit en ce qui concerne le rythme, Solesmes a ajouté diverses notions auxquelles on a donné une grande importance. On peut douter des vertus de ces ajouts, d’autant plus qu’aucun traité d’interprétation musicale ou grégorienne ne nous est parvenu du Moyen âge : il se peut alors qu’il n’y en ait jamais eu et que, donc, l’interprétation ne posait pas vraiment de difficultés… Ces ajouts sont donc tardifs et de zélés partisans de Solesmes en ont encore ajoutés : «mode rythmé effectif», «mode impulsif» et autres notions ésotériques complètement absentes des écrits médiévaux. Ce sont des sur-ajouts menant à un sur-raffinement… et à des chicanes stériles qui ont probablement contribué à ce que le grégorien soit abandonné en Église!

Je signale qu’une des méthodes les plus marquantes et influentes pour apprendre le Grégorien dans cette optique fut l’œuvre d’une femme, l’États-Unienne Justine Ward (1879-1975).

 

Un manuscrit ne dit pas tout

Le rythme grégorien fut donc la pierre d’achoppement. Cela signifie que très tôt, des spécialistes avaient des doutes sur les principes de Solesmes comme le temps premier et l’ictus. De fait, d’autres styles d’interprétation ont été proposés dès la fin du XIXe siècle, et d’autres s’ajouteront encore au fil du XXe siècle. Curieusement, tous ces styles prétendent se baser sur les mêmes textes et les mêmes manuscrits! Mais c’est justement parce que la rythmique n’était pas notée, du moins pas en valeurs rythmiques (noires, croches, mesures, etc.). Dans les notes accompagnant son premier disque, «Mort et Résurrection» (disques Erato, 1983), le Chœur grégorien de Paris affirme ceci : «Le Chœur ne se réclame d’aucune autre «école» que celle des manuscrits (…), une étude approfondie de la paléographie [études des manuscrits médiévaux] et de la sémiologie [étude des signes] musicales. Cette étude, menée de front avec le travail esthétique et choral est la seule voie vers une interprétation vraiment authentique des notations musicales anciennes». Bien, mais «d’aucune école», ce Chœur est néanmoins branché sur les principes de Solesmes.
https://www.choeurgregoriendeparis.fr/

Un manuscrit ne dit pas tout et ne
peut pas tout dire. 
Antiphonaire mozarabe (Espagne)
Xe siècle.
 

En musique, faire d’un manuscrit quelque chose d’absolu est exagéré : un manuscrit ne dit pas tout et ne peut pas tout dire. C’est vrai même de manuscrits regorgeant d’indications précises. Par exemple, les manuscrits des symphonies de Beethoven : Beethoven a beau n’avoir fait qu’un seul manuscrit de telle symphonie, les différentes éditions de cette symphonie diffèrent dans tel ou tel détail. Et pourtant, Beethoven avait écrit les notes, les mesures, les valeurs rythmiques, le tempo, les accents, la dynamique, l’instrumentation, etc.! En concert ou sur disque, les interprétations d’une même symphonie peuvent être significativement différentes selon les chefs et les orchestres, cela à partir d’un unique manuscrit. Fan d’Anton Bruckner, j’écoute ses symphonies dirigées par Haitink, Jochum, Venzago ou Tintner : chacun de ces chefs y va avec ses options, chacun fait mieux ressortir tels aspects et tels détails de ces œuvres. Alors, on ne devrait pas s’étonner, encore moins se fâcher face à des interprétations divergentes du chant grégorien dont, je le rappelle, les plus anciens manuscrits n’avaient même pas de portée, de clé et de notes!

Plus encore : la tradition d’interprétation d’origine a été perdue durant des siècles. Il est difficile de jurer qu’une reconstitution lui soit parfaitement fidèle. Ah, si on avait pu enregistrer les chantres du Moyen âge!

La sagesse consisterait donc à accepter que pour cette musique comme pour toute autre musique, des interprètes proposent des visions différentes, voire divergentes. Je ne vois là aucun problème : l’essentiel est de donner vie à la musique.

Voici donc quelques-unes de ces «interprétations dissidentes», en commençant par celle qui a cru pouvoir mesurer le Grégorien.

 

Mesurer le chant grégorien

La première interprétation dissidente s’est manifestée dès le XIXe siècle en réaction au style proposé par Solesmes. Il s’agit de l’école mensuraliste. Pour les adeptes de cette vision, l’idée de «temps premier» égal est inadmissible : le chant grégorien doit être interprété avec des valeurs rythmiques diversifiées, à commencer par des «longues» (noires) et des «brèves» (croche) qui sont mathématiquement proportionnelles, comme dans la musique «ordinaire» : une noire vaut deux croches. Mais des mensuralistes interprètent des groupes de neumes comme des triolets, des temps de quatre doubles-croches; certaines transcriptions montrent même des quintolets, autant de choses qui font rager les partisans de Solesmes! En 1987, la Schola antiqua donne un disque intitulé «Music for Holy Week» (Musique pour la Semaine sainte; disques Oiseau-Lyre). Son directeur, R. John Blackley, signe les notes accompagnant le vinyle, assisté de Barbara Katherine Jones : ce sont des notes très savantes avec près de 30 références scientifiques. Pour ces musiciens, il ne fait aucun doute : le chant grégorien doit être interprété en rythme proportionnel basé sur des noires et des croches, et non avec un temps premier plus ou moins égal. Le résultat sonore n’est pas vilain mais, dans sa volonté de renouveler, ce groupe pousse le bouchon un peu loin. Par exemple, les quilismas (des notes représentées sous forme dentelée dans les manuscrits) sont rendus par des glissandos vocaux vraiment très étranges qui font l’effet d’un cheveu sur la soupe…
https://www.youtube.com/watch?v=r_-Z3FWf7oA

La grande difficulté du style mensuraliste est la constance. Chaque spécialiste y allant de sa propre transcription rythmique, on se retrouve avec des divergences majeures. Par exemple, la pièce Asperges me se présente ainsi en notation carrée :

Vers la fin du XIXe siècle, le Père Marc Dechevrens propose cette transcription mensuraliste :


Certains Solesmiens suspectent que le mensuralisme est d’essence anti-catholique. Pourtant il y eut des mensuralistes catholiques, dont ce bon Jésuite!

Dans les premières années du XXe siècle, George Houdard propose cette version de la même pièce. Les divergences avec la transcription précédente sont majeures:


Ce professeur de la Sorbonne écrit par rapport à «la polémique que nous avons soutenue précédemment contre la restauration bénédictine», que «certes, nos critiques ont été dures pour elle [et] nous n'en retirons aucune». Je persiste et je signe! Pour les curieux, les livres de monsieur Houdard sont toujours disponibles, les originaux en seconde main et aussi des réimpressions. Par exemple:

Outre cette inconstance des transcriptions rythmiques, un autre problème a limité le rayonnement de l’option mensuraliste : aucun livre contenant l’ensemble du répertoire transcrit selon ce principe n’a été publié, du moins à ma connaissance et, s’il y en a eu un, sa diffusion a été très limitée. À l’inverse, les livres avec les neumes en notation carrée avec exposition des principes de Solesmes ont été nombreux, en plusieurs langues. Du coup, il était simple, et il reste très simple encore aujourd’hui, pour les chantres d’avoir accès à des éditions musicales du Grégorien. On pourra rétorquer que l’Église a soutenu ces publications, mais il y aurait certainement eu la possibilité d’un livre équivalent, ne serait-ce qu’un seul, pour l’option mensuraliste. L’Église n’est pas coupable : les mensuralistes ne s’entendent pas du tout entre eux dans leurs transcriptions, ce qui a énormément compliqué les choses!

Pour ma part, il me semble y avoir peu de pièces qui gagnent à être chantées ainsi. Pour la séquence Veni Sancte Spiritus de la Pentecôte, j’opte pour une version «mesurée» par mes propres soins et mon chœur, l’Ensemble Grégoria, la chante ainsi. Cette mélodie me semble fort bien se prêter à ce traitement – elle date d’ailleurs du XIIe siècle alors même que des théoriciens amorcent une réflexion sur la notation du rythme mesuré (ou mensuraliste). Donc en ce cas précis, mon option n’est pas anachronique, mais je ne la prendrais pas pour interpréter l’immense majorité du répertoire grégorien qui est antérieure.

Mais Solesmes n’avait pas dit son dernier mot. Au contraire, il y couvait une révolution! À suivre.

Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux pour les disques suggérés et Wikipédia (Domaine public, PD-US)


lundi 1 avril 2024

L'ÉGLISE EST FÉMININE

L’Église est féminine.

1. Plein de saintes!

2. Moniales depuis des siècles

3. Surtout pas des potiches!

4. Mépris envers soi-même



Plein de Saintes!


Des femmes furent les premiers témoins
de la Résurrection du Christ.
Par Giuliano Amidei (c. 1470)

Récemment, quelqu’un me disait avec grande assurance qu’il n’y a pas de saintes dans l’Église. Holà! Il y en a déjà plein du côté des saintes officiellement reconnues et canonisées. Il est facile d’en trouver plusieurs en chaque siècle qui se sont écoulés depuis Jésus. Que serait l’Église sans Marie mère de Dieu, sans les femmes premières témoins du Ressuscité, sans Priscille, Félicité ou Théodora, sans Pétronille de Chemillé, Jeanne d'Arc, Hildegarde von Bingen, Jeanne Mance ou Édith Stein, sans Alphonsa Anna Muttathupadam, Kateri Tekakwitha, Catherine Labouré, Rose de Lima, Teresa de Calcutta ou Joséphine Bakhita et d’innombrables autres? Et non, ces femmes n’étaient pas toutes des religieuses consacrées : certaines étaient mariées.
Voir: Antoine Ouellette: HILDEGARDE VON BINGEN. SAINTE ET MUSICIENNE. (antoine-ouellette.blogspot.com)

«Pas de saintes» : quelle ignorance! Ou quel aveuglement, quelle mauvaise foi… Comment souvent, l’Église est critiquée à tort et à travers sur la base de préjugés. Il faudrait prendre conscience du fait que l’Église compte aujourd’hui environ 640 000 femmes consacrées, pour 460 000 hommes consacrés : il y a donc 50% de plus de femmes consacrées!

Que seraient nos paroisses sans ces femmes qui s’y impliquent et, souvent, célèbrent l’Eucharistie plus nombreuses que les hommes? Des femmes sont agentes de pastorale, théologiennes, marguillères, administratrices, chantres et organistes liturgiques, lectrices liturgiques, servantes de messe, bénévoles dans divers organismes d'Église, priantes et méditantes, etc., etc., etc.
C'est pourquoi j'ai composé une messe féminine, Missa feminina (opus 60, pour choeur féminin et piano) afin de leur rendre hommage.

«Mais Antoine, Père, Fils et Esprit Saint, c'est machiste!»: je rappelle que dans la langue de Jésus, l'Esprit est féminin. «Église» est féminin. 

 

Moniales depuis des siècles


Sainte Joséphine Bakhita (1869-1947)
Joséphine Bakhita — Wikipédia (wikipedia.org)

En Occident, le Bouddhisme semble être devenu une «religion teflon» sur laquelle rien ne colle! Mais prenons un exemple à titre de comparaison. L’Église se fait fustiger pour la place qu’elle donne aux femmes. Personne ne formule une telle accusation à l’égard du Bouddhisme, et pourtant les femmes y occupent une place nettement inférieure aux hommes. Il aura ainsi fallu attendre 2013 pour qu’une première femme puisse se faire moniale bouddhiste en Thaïlande.
https://www.scienceshumaines.com/le-bouddhisme-une-religion-tolerante_fr_12908.html


Qu’en est-il du côté du «misogyne» et «patriarcal» Christianisme? Il y a des femmes moines, des moniales, depuis le IIIe siècle, peut-être même plus tôt encore. Si saint Benoît de Nursie (c.480 – 545) passe pour être le père des moines d’Occident, il faut savoir que sa sœur jumelle, Scholastique (480-547), a fondé le premier monastère féminin ayant adopté la Règle de saint Benoît (il est loin d’être impossible qu’elle ait collaboré à sa conception et à sa rédaction). Elle est une sainte dûment reconnue!

https://fr.wikipedia.org/wiki/Scholastique_de_Nursie

Saint François d’Assise a fondé l’Ordre des frères mineurs en 1210 (les Franciscains). Il faut savoir que Claire, son amie et disciple, en a fondé le pendant féminin, l’Ordre des Pauvres Dames (les Clarisses) dès 1212. Elle fut déclarée sainte le 26 septembre 1255.


L'Abbaye de Fontevraud et ses environs vers 1699.
Cette abbaye prestigieuse a toujours été dirigée
par des femmes.


Les monastères chrétiens féminins ont toujours été dirigés par des femmes. Dans les monastères féminins où l'on chante le Grégorien, ce sont bien évidemment les femmes moniales qui le chantent: elles n'invitent pas un groupe de gars pour venir le chanter à leur place! Les monastères féminins dépendent, en partie, de l’évêque de la région où ils sont implantés et certaines Abbesses ont eu maille à partir avec de ces évêques; mais la chose est tout aussi vraie pour les monastères masculins.

Il y a même eu des femmes qui ont dirigé des monastères doubles, avec une aile pour les moniales et une autre pour les moines : ce fut le cas d’Hildegarde von Bingen, sainte Hildegarde, au XIIe siècle. Comme aussi Pétronille de Chemillé. Tenez-vous bien! Belle et intelligente, elle s’est mariée deux fois. Après le décès de son deuxième mari en 1111, elle décide de se faire religieuse. En 1101, Robert d’Arbrissel avait fondé l’abbaye de Fontevraud, un monastère double qui accueillait femmes et hommes «priant ensemble et sous la direction d'une seule personne, mais vivant et travaillant dans deux cloîtres séparés».

Robert dirigea ce monastère pendant quelques années, puis il décida de repartir en mission itinérante pour propager l’Évangile. Aussi surprenant que cela puisse nous sembler, Robert a tenu à ce qu’une femme lui succède. Ce fut tout d’abord Hersende de Champagne, puis Pétronille de Chemillé. Pétronille dirigea donc ce monastère double appelé à devenir prestigieux. En 1142, elle quitte ses fonctions pour fonder l'Abbaye de Boulaur où vit toujours une communauté d’une vingtaine de moniales. Elle décédera en 1149. Jusqu’à la Révolution, l’abbaye de Fontevraud sera toujours dirigée par une femme : pas moins de trente-six femmes se sont succédé à ce poste. Mais en 1792, les lieux furent vandalisés, par des hommes laïcs des Lumières (!), la centaine de religieuses dispersée par la force et, en 1804, Napoléon transforma l’abbaye en prison - belle évolution spirituelle d’un empereur qui rétablira l’esclavagisme… Les gars, grrr, vous m’agacez!

Surtout pas des potiches!

Femme mariée, Priscille fut
une proche collaboratrice
de saint Paul.
Dessin par Harold Copping. 


«Oui mais Antoine, ces femmes se sont inclinées devant les hommes d’Église et se sont mises à leur service!». Parmi la multitude de saintes se trouvent bon nombre de femmes de pouvoir et de femmes au fort tempérament. Ces femmes ne sont pas des potiches!

Voici Adélaïde de Bourgogne. Née vers 931, elle fut reine de Germanie puis impératrice du Saint-Empire. On oublie souvent qu’en l’antiquité chrétienne et au Moyen âge, impératrices et reines étaient, tout comme leurs pendants masculins, de véritables politiciennes qui dirigeaient l’État dont elles avaient la charge : rien à voir avec leur rôle protocolaire dans l’actuelle monarchie britannique. Adélaïde a donc réellement dirigé son empire, en devant se colletailler à l’occasion avec des hommes qui voulaient prendre sa place. L’un d’eux, Béranger II, l’a fait rouer de coups et jeter en prison! Mais même au fond de son cachot, elle lui tint tête et reprendra ses fonctions. Naviguant entre des rivalités de famille, Adélaïde dirigea de main de fer mais avec un constant souci de justice et de charité, à la grande satisfaction de ses sujets. Sa devise de femme d’État provenait du Psaume 66 : «Tu gouvernes les peuples avec droiture». À la fin de sa vie, elle s’est retirée au monastère double de Seltz qu’elle avait fondé. Décédée en 999, elle sera canonisée en 1097. La fête liturgique de sainte Adélaïde est le 16 décembre, et elle est invoquée pour résoudre les problèmes familiaux.


Sainte Catherine de Sienne,
par Andrea Vanni, c.1400


Des nunuches, ces femmes?! Au XIVe siècle, alors que prélats, cardinaux et papes faisaient bombance au Palais d’Avignon, une voix forte dénonça – lisez bien cela : «L’égoïsme a empoisonné tout le monde et le corps mystique de l’Église. L’ivraie fétide a poussé dans le jardin de l’épouse du Christ. Vous êtes pingres, cupides, avares! Dans votre vanité débridée, vous bavardez et vous ne visez qu’au bien-être. Ce que le Christ a acquis au bois de la croix, vous le gaspillez avec des putains! [Vous, les clercs], vous n’êtes pas des fleurs odorantes, mais une puanteur qui empeste tout l’univers! Vous devriez être des anges sur Terre, mais vous êtes devenus des démons!»
Jouissif, n’est-ce pas?! Cette voix était celle de Catherine de Sienne, décédée trop tôt d’anorexie à l’âge de 33 ans en 1380. Avait-elle été emprisonnée pour de tels propos? Pas du tout. Torturée par l’Inquisition? Pantoute! Les clercs savaient fort bien en leur cœur qu’elle disait vrai. Catherine sera canonisée en 1461, déclarée docteure de l’Église en 1970 et faite l’une des saintes patronnes de l’Europe en 1999. Des honneurs. Qu’elle aurait vomis! Car si on l’a écouté, on n’a pas changé, pas plus que l’on n’avait changé suite aux exhortations de saint François d’Assise deux siècles plus tôt. Les mêmes hauts clercs de l’Église allaient s’entourer d’un luxe encore plus grand à la Renaissance.
Voir : Sainte Catherine de Sienne, citée dans : Christian Feldmann : Les rebelles de Dieu. Montréal : Éditions Paulines, 1987. Ses propos cités sont aux pages 45 et 68.

 

Mépris envers soi-même


Sainte Édith Stein, 1920

Répéter à satiété que les femmes n’ont pas de place dans l’Église revient à ignorer, peut-être même à mépriser toutes ces femmes et leurs œuvres. C’est aussi mépriser l’Église. C’est généraliser à partir de déviances plus ou moins locales envers les femmes.

Le fait que les femmes ne peuvent être ordonnées prêtres est l’arbre qui, malheureusement, cache la forêt. Pourtant, aucune, aucune des femmes mentionnées précédemment n’a exigé de devenir prêtre, pas même la plus puissantes des saintes reines, pas même Édith Stein qui, Juive de naissance, intellectuelle de haut vol et assistante du philosophe Husserl, fut une féministe radicale avant sa conversion.

Cela n'a pourtant jamais empêché des femmes d'œuvrer en Église et d'inspirer celle-ci. Décédée de la tuberculose à 24 ans en 1897, Thérèse de Lisieux est l'autrice du livre Histoire d’une âme qui, publié après son décès, a été imprimé depuis à plus de 500 millions d’exemplaires: quel rayonnement! «La nouveauté de sa spiritualité, appelée théologie de la «petite voie», de l'enfance spirituelle, a inspiré nombre de croyants. Elle propose de rechercher la sainteté, non dans les grandes actions, mais dans les actes du quotidien même les plus insignifiants, à condition de les accomplir pour l'amour de Dieu». Pour ses écrits, sainte Thérèse sera proclamée Docteure de l’Église en 1997.   https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9r%C3%A8se_de_Lisieux

Ces femmes auraient-elles compris quelque chose que nous n’avons pas compris ou que nous avons oublié? Le Pape François a raison de souhaiter une place «plus incisive» pour les femmes dans l’Église, mais les oreilles me cillent lorsque j’entends des féministes catholiques exiger d’«exercer le pouvoir» dans l’Église – l’idée de l’Église comme lieu de pouvoir et, du coup, de luttes de pouvoir s’est discréditée à de nombreuses reprises au cours de l’histoire ecclésiale, et l’Église n’a jamais été autant héroïque et inspirante qu’aux temps où elle avait peu ou pas de pouvoir. 

Châsse de sainte Claire d'Assise dans la basilique
qui lui est dédiée à Assise.


Plutôt que de cabotiner à écrire «Dieue», il serait bien de se rappeler la contribution des femmes depuis le Christ; il serait bon de nous ouvrir les yeux sur le dévouement de femmes dans l’Église aujourd’hui. Et de prendre acte d’un fait étonnant et inattendu : aucune grande religion n’a donné autant de place aux femmes, depuis si longtemps. C’est tout sauf un hasard que les droits des femmes se soient développés en premier lieu dans des pays chrétiens. «Mais Antoine, l’Église est contre l’avortement!» : n’oubliez pas qu’il y a des femmes pro-vie, dont l’une est juge à la Cour suprême des États-Unis… En février 2023, quatre femmes de renom ont démissionné du Chemin synodal allemand pour protester contre sa dérive pseudo-progressiste. https://omnesmag.com/fr/nouvelles/quatre-femmes-quittent-le-synodal-path/
Je signale qu’un des évêques «progressistes» responsable de cette dérive allemande a depuis dû démissionner en raison, eh oui, d’un scandale sexuel. Ce «progressisme» est de l’hypocrisie pure et simple, et de la volonté de pouvoir – à fuir! http://www.belgicatho.be/archive/2023/03/26/demission-d-un-eveque-allemand-figure-de-proue-du-chemin-syn-6435121.html

Sainte Thérèse de Lisieux
à 15 ans

Dans un autre registre, l’accusation de misogynie colle à l’Église, alors même que de nouvelles idéologies christianophobes participent à l’invisibilisation des femmes. Voir par exemple en France : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/quand-nous-toutes-exclut-les-femmes  Dans cette lettre ouverte, plus de 400 femmes ont dénoncé cette situation : «Il nous est devenu impossible de parler des problèmes sexo-spécifiques sans être cataloguées de «transphobes». Il nous est devenu impossible de parler de précarité menstruelle, de violences gynécologiques et obstétricales, d’excision, de mariage forcé, de droit à l’avortement, de néonaticide fondé sur le sexe, de déportation et de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, de clitoris ou encore de cancer du sein, et ce, au sein même des mouvements censés lutter pour rendre visible ces violences machistes et les condamner. Cette situation absurde doit cesser». En effet... 


*        *        *

C'est une sainte et non un saint
qui est patron(ne) des musiciens:
sainte Cécile de Rome.
Toile de Guido Reni, 1606


L'Église catholique n'est pas féministe (du moins, pas au sens que le XXe siècle a donné à ce mot), mais elle est beaucoup plus féminine qu'on le pense et le dit souvent. Une partie du Moyen âge occidental s'était déroulée sous les lois celtes qui tendaient vers l'égalité entre hommes et femmes. Les lois d'inspiration romaine se sont ensuite peu à peu imposées jusqu'à devenir la norme à la Renaissance, et ces lois ont effectivement marqué un recul pour les femmes. Mais cette situation ne pouvait pas durer éternellement...

Cela dit, il est bon de se rappeler ce qu'est l'Église. Elle est d'abord et avant tout une communauté de foi et de prière, non une organisation politique temporelle. Elle n'est pas non plus une organisation caritative: ses œuvres caritatives découlent de la foi dont elles sont une expression. Mais sans cette foi première, les œuvres caritatives de l'Église ne seraient qu'utiles... jusqu'à ce que les sociétés n'aient plus besoin d'elles.

Je ne crois vraiment pas qu'il serait bien que l'Église se conjugue en «...-iste»: féministe, écologiste, altermondialiste, socialiste, etc. Elle est trop diversifiée pour gagner à se réduire ainsi - car oui, l'Église est une institution très diversifiée, la plus diversifiée qui soit, au point que son unité à travers les siècles tient du miracle, et d'un miracle qui ne suffit pas toujours entièrement. Mais si la foi s'estompe, les divers «...-ismes» nous séduiront, trompeusement. Les «...-ismes» progressent lorsque la foi régresse. Je veille à ne pas prendre des vessies pour des lanternes. 


Source des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US)