L'INDICATEUR N°12
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Hommage à l’Alouette des champs Alauda arvensis
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Invitée : Adèle de Baudouin
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L’alouette
se cache
dans le bleu du ciel
J’aime beaucoup ce haïku très ancien qui évoque l’oiseau par son chant, tant il vole haut, jusqu’à disparaître de notre vue et s’entend toujours aussi clairement. Mais dans ce numéro de l’INDICATEUR, nous verrons qu’il se cache aussi souvent dans le noir de la nuit.
EXALTATION, que nous prenons comme titre de cette petite étude en deux numéros, est un mot souvent utilisé par les anglais pour désigner plusieurs alouettes qui chantent simultanément en vol.
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Je me souviens…
Un jour, du temps où j’allais assez régulièrement voir J.C. Roché, alors qu’il vivait encore à Mens, nous écoutions mes prises de sons d’Alouettes des champs.
Un peu surpris pas la qualité d’un de mes enregistrements, il me dit : « Tu prends une Alouette des champs comme celle-ci, tu la ralentis au moins du quart de la vitesse, et ça te fait une pièce d’Olivier Messiaen ! »
Dans ce temps-là, cette opération de ralentissement se faisait encore sur la bande magnétique et le son restait lisse et plein, (ce qui avec les outils numériques est encore assez difficile à réaliser de manière satisfaisante). Je suis persuadé que ce jour-là c'est confirmé mon vif intérêt pour le ralentissement des sons et surtout des chants d’oiseaux… pour y trouver de la musique bien sûr, mais aussi des espaces et de la profondeur. Le ralentissement est aussi devenu pour moi un excellent moyen de découvrir et tenter de comprendre la complexité des chants et ces mystères qu’il nous faut explorer dans le domaine des communications animales, au travers de mille détails rarement perceptibles à vitesse normale.
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Laissons parler Buffon dans son Histoire Naturelle : "Elle est du nombre des oiseaux qui chantent en volant ; plus elle s’élève, plus elle force la voix, & souvent elle la force à un tel point, que quoi qu’elle se soutienne au haut des airs & à perte de vue, on l’entend encore distinctement, soit que ce chant ne soit qu’un simple accident d’amour ou de gaité, soit que ces petits oiseaux ne chantent ainsi en volant que par une sorte d’émulation & pour se rappeler entre eux.
Elles sont susceptibles d’apprendre à chanter & d’orner leur ramage naturel de tous les agréments que notre mélodie artificielle peut y ajouter. On a vu des jeunes mâles qui, ayant été sifflés avec une turlutaine, avaient retenu en fort peu de temps des air entiers & qu’ils répétaient plus agréablement qu’aucune linotte ou serin n’aurait pu le faire.”
(Le mot turlutaine désigne à la fois une mélodie populaire et un petit instrument de musique, flûte ou boîte à musique utilisé autrefois pour enseigner des chants aux oiseaux).
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Chargé d’une forte symbolique spirituelle Messiaen définit ce chant comme : "l’expression de la joie parfaite.”
Dans “l’Air et les Songes” : Gaston Bachelard nous dit :
“Dans tous les accents de son chant retentit une tonalité de transcendance. Pourquoi une verticale du chant a-t-elle une si grande puissance sur l’âme humaine ? Comment peut-on en recevoir une si grande joie, une si grande espérance ? C’est peut-être parce que ce chant est à la fois vif et mystérieux.”
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Alors que j’ai tant enregistré cet oiseau dans la steppe de Mongolie, je me demande souvent si, en Europe, il y avait autant d’Alouettes dans ces temps très ancien, précédant le moyen âge, où un écureuil pouvait descendre du nord de la Norvège à Gibraltar en sautant de branches en branches comme le prétend Mazoyer dans son “Histoire de l’agriculture”…
Et voici que je lis, chez Paul Géroudet :
Véritables oiseaux des steppes, n’habitant que les étendus découvertes, elles ne sont pourtant pas toutes restées confinées aux contrées désertiques, car certaines espèces ont adopté la steppe cultivée crée par l’activité des hommes, milieu très favorable où elles se sont répandues et multipliées.
Cependant, principalement du fait de la modification récente des paysages et l’usage des pesticides, l’Alouette des champs fait partie de la liste rouge des espèces menacées en France.
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L’oiseaux chante quasiment de la même manière en vol et au sol (ce qui me laisse très interrogateur sur les capacités respiratoires des alouettes). En effet, une séquence de chant peut excéder largement 20 minutes sans aucune interruption. Et lorsque l’oiseau chante en vol, non seulement il produit un effort important pour rester en hauteur, mais de plus son vol n’est pas stationnaire : il décrit des cercles. Il lui faut donc lutter contre le vent occasionné par sa vitesse tout en pratiquant une sorte de respiration continue… Allez donc chanter à tue-tête, lancé à pleine vitesse, sur un deux roues ! Or le chant enregistré en vol ne diffère pas de celui qu’émet l’oiseau posé à terre alors que les conditions sont très différentes. (Notons que le chant perché est plus rare chez les alouettes).
L’Alouette des champs nous propose l’une des vocalisations les plus complexes d’Europe, comprenant pas moins de 200 motifs (certains disent plus !) souvent répétés jusqu'à 5 fois consécutives, et dont l’agencement nous échappe. L’énergie sonore est réelle pour être entendue de loin, dans des espaces dépourvus de réverbération dans lesquels le son perd très vite son intensité.
Le vocabulaire est riche pour évoquer son chant : elle “grisolle”, elle “tirelire” ou encore elle “turlutte” !
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35 MOTIFS DE L'ALOUETTE DES CHAMPS
Dans le film proposé ci dessous (il vous suffit de cliquer sur le sonagramme) nous entendons et visualisons au ralenti 35 motifs différents tous issus d'une courte séquence de cinq minutes environ. Pour une plus grande lisibilité, j'ai supprimé les nombreuses répétitions que chante l'oiseau tout en préservant l'ordre des motifs. Ainsi nous entendons une sorte d'énumération nous permettant de considérer l'immense variété des profils mélodiques, des rythmes, des formes de chacun des motifs. Et ce n'est ici qu'un aperçu si l'on considère que l'oiseau possède plus de 200 motifs différents !
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Le Chant de la Terre du Ciel Bleu
L'Alouette des champs
Le Chant de la Terre du Ciel Bleu comporte 3 pièces composées pour le Yatga :
Le Tichodrome, Le Pic noir, L'Alouette des Champs.
Le Yatga est joué par Chinbat Baasankhuu.
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Par ce titre, je voudrais rendre hommage à Gustav Mahler dont la musique m'accompagne depuis tant d'années, (et dont Luciano Berio disait qu'il porte sur son dos tout le poids de la musique occidentale), mais aussi et surtout à la Terre du Ciel Bleu et à ses habitants qui, discrètement, ont modifié ma relation aux choses, au temps, à la vie.
Rarement j’ai entendu et enregistré autant d’Alouettes que dans les grandes steppes de Mongolie. Souvent plusieurs simultanément… véritables “exaltations” ! Et bien entendu, j’ai immédiatement projeté la composition d’une pièce à partir de mes enregistrements.
Contrairement à la pièce dédiée au Tichodrome présentée dans le numéro 11 de l’INDICATEUR, et qui était destinée au petit Yatga de 13 cordes, la pièce dédiée à l’Alouette des champs est composée pour le grand Yatga de 21 cordes, accordé en do. Rappelons que cet instrument est véritablement emblématique de la musique mongole.
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Comme c’est le cas pour chacune des trois pièces du Chant de la Terre du Ciel Bleu, j’établis un véritable dialogue entre l’instrument et une partie électroacoustique dans laquelle le thème, à savoir le chant de l’oiseau sera entendu sans aucun traitement. Il est important pour moi de présenter l’idée telle que la nature me l’a proposée, le thème, à partir duquel s’élabore la composition. A partir de là, l’écriture instrumentale se propose à l’auditeur comme une lecture, une interprétation et éventuellement un développement. Pour le Tichodrome, le thème était présenté au tout début de la pièce, ici, il sera entendu en conclusion.
Toutes les formules musicales jouées sur l’instrument sont des transcriptions instrumentales de phrases prises dans le chant de cette Alouette ralenti de deux octaves.
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Le chant de l’Alouette propose de nombreux sons en glissando, à hauteur non fixe et, bien entendu, échappant souvent à la logique “bien tempérée” de nos musiques… heureusement le Yatga se prête particulièrement bien à ce type de souplesse mélodique.
A la fin de la pièce proprement dite, un long ruban de soie simplement placé sur les cordes, tiré très lentement, fait entendre un léger halo à la manière du vent sur la steppe. Dans le même temps l’interprète égrène quelques derniers arpèges. Pendant ce temps on entend le chant original de l'Alouette.
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Chaque numéro de L'INDICATEUR accorde en pied de page un espace à la présentation du travail d'un audio-naturaliste remarquable :
Aujourd'hui : Adèle de Baudouin
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En équilibre, j'articule mes pratiques sonores sur le fil de la création et de la recherche scientifique. A travers mon approche audio-naturaliste je tente de rapporter les voix du monde sauvage et de transmettre l'envie de lutter au côté des autres vivant.e.s. J'effectue actuellement un doctorat sur la sauvegarde des paysages sonores au Muséum National d'Histoire Naturelle, à la croisée de l'écoacoustique et de la musique électroacoustique.
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Notes sur le genre grammatical :
Ce texte est rédigé de telle façon à représenter tous les genres, ou absence de genres, et de limiter la binarité (féminin/masculin) reflétée dans la langue française. C'est pourquoi j'utilise des formes non-genrées avec des points (ex. : individu.e.s) et des contractions de pronoms (ex. : celleux à la place de celles et ceux). Ce mode d'écriture peut sembler au premier abord complexe et peu fluide, mais très rapidement il permet d'accéder à d'autres réalités et imaginaires que celleux proposé.e.s par une grammaire binaire.
Certains mots (*) sont définis dans un lexique en fin de texte.
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Derrière les micros
Suite à un Master de Biologie de la Conservation, j'ai commencé à arpenter la nature pour effectuer des missions d'étude et de sauvegarde de la faune sauvage. Ayant un amour inconditionnel pour les bêtes à peau perméable, produisant mucus et croassement, plus ou moins couvert.e.s de verrues (j’ai bien sûr nommé les Amphibiens !), mes premières expériences naturalistes et de recherches se sont tournées vers celleux*. Puis vers les oiseaux, jumelles au poing. Et à un moment j’ai glissé, j’ai fermé les yeux et ouvert mes oreilles…
Après quelques tentatives d'enregistrements sonores plus ou moins fructueuses, j'ai eu la chance de rencontrer Bernard Fort qui m'a partagé sans compter son savoir technique et son rapport intense à la musicalité de la nature. Souvenir précieux de ce chant d'Alouette qu'il nous avait fait écouter au ralenti. Plongée dans un univers inconnu, insaisissable. Sensation de passer un seuil, d'effleurer la réalité d'un être non-humain. J'ai eu un basculement suite à cette écoute. Mon approche alors très naturaliste de l'observation du vivant s'est complétée d'une autre dimension, celle de la puissance sensible qui se cache derrière chaque sonorité. Plonger dans le détail de chaque bruissement, être attif.ve.s à la présence des individu.e.s avec lesquel.le.s nous cohabitons... c'est détruire les murs de l'indifférence face à celleux* que nous détruisons consciencieusement. En tendant l'oreille vers les autres, les moches, les gluant.e.s, les velu.e.s, les êtres étranges, ne pourrait-on pas apprendre à partager les territoires de vies ? Et si en écoutant les voix du sauvage ne pourrait-on pas se réapproprier nos corps, nos espaces et nos rapports aux autres êtres humain.e.s et non humain.e.s ?
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Syrigma et les sonorités cachées
Je partage mes découvertes sonores au travers de "Syrigma" (le sifflement du serpent !) :
En articulant différents formats (enregistrements bruts, compositions électroacoustiques, livres à écouter, photos et textes explicatifs), je souhaite créer un espace où les voix du sauvage puissent s'exprimer.
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L'écoute permet de partager les sensations, les vécus, les émotions, les savoirs et d'échanger autour d'iels*. Et potentiellement de susciter l'envie de faire perdurer ces environnements. J'adopte pour cette démarche d'écoutante et de passeuse, via mes micros et ma sensibilité, une posture féministe, queer* et anti-spéciste*.
A travers mes prises de sons je reste attachée aux mondes mystérieux des étangs et des mares, à ce qui se cache sous l'eau et dans le creux de la nuit. Mon travail de création se tourne naturellement vers le monstrueux et l'étrange, sur l'exploration des frontières que l'on impose au monde et qui n'existent au final que dans nos têtes.
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Contact, site web et autres ressources
Je vous invite à partir à la découverte des sons du monde sauvage à travers mes micros, compositions, réflexions, dessins et photos :
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Entre arts et sciences
Les paysages sonores sont actuellement gravement menacés par de multiples facteurs : extinction des espèces, perte des habitats, bruits d’origine anthropiques, réchauffement climatique. C'est dans ce contexte que je réalise une thèse au sein du Muséum National d'Histoire Naturelle, co-encadrée par Jérôme Sueur et Pierre Couprie et financée par le Collegium Musicae (Alliance Sorbonne Université).
Mon travail de thèse se positionne dans une volonté de sauvegarde de ces environnements sonores naturels. Le son est en perpétuel mouvement et le visualiser est un des moyens qui peut le rendre plus facile à appréhender. La représentation visuelle du son est utilisée à la fois en électroacoustique et en écoacoustique (la science qui étudie la biodiversité via le son) afin de réaliser des analyses, interpréter des données et comme un outil pédagogique. Je tente donc de répondre à la question suivante : comment améliorer la transcription, la représentation et la visualisation des paysages sonores en associant écologie et musicologie?
Un des aspects de ma recherche consiste à développer des outils graphiques permettant d'étudier les paysages sonores "naturels", issus d'enregistrements automatiques mis en place pour étudier la biodiversité, et ceux qui sont "composés" réalisés par des compositeur.ice.s. Ces analyses s'articulent, se complémentent, avec un deuxième espace de recherche sensible et esthétique. En effet, j'arpente le Parc Naturel Régional du Haut-Jura afin de rapporter des prises de sons issues de cet espace tout en plissements et dilatations. Elles me permettront de réaliser une création sonore et visuelle rendant compte de la complexité de ces territoires et de sensibiliser le public à leur vulnérabilité.
Humain.e.s/non-humain.e.s, sciences/arts, culture/nature, technique/sensible... Faire cohabiter ces différentes disciplines et approches c'est tenter de sortir d'une binarité mortifère. Essayer de déployer un autre lien à nos environnements sonores.
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Pour suivre mon travail de recherche
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Pour aller plus loin
Je vous invite à écouter l'émission "Les mondes sonores du vivant" (Le Rhume du son-Radio Campus Grenoble), et à suivre le cycle de conférences "Natures Sonores" organisé par le Muséum National d'Histoire Naturelle afin d'explorer les relations entre la bio-acoustique et les pratiques artistiques :
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Pour me contacter au sujet de mon travail de compositrice et d'audio-naturaliste : syrigma.son@gmail.com
Et pour mon travail de thèse et autres questions sur l'écoacoustique/paysages sonores :
adele.de-baudouin@mnhn.fr
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Lexique :
Anti-spécisme : positionnement intersectionnel qui récuse la hiérarchisation des espèces animales et en particulier la domination des animaux humain.e.s sur les animaux non-humain.e.s.
Celleux : pronom démonstratif remplaçant celles/ceux.
Iels : pronom remplaçant elles/eux.
Queer : "Étrange" en anglais. A l'origine insulte violente pour désigner les personnes homosexuel.le.s et trans, réappropriée par une partie de celleux-ci dans une perspective d'empowerment. Terme qui désigne les identités de genre et orientations sexuelles/romantiques non hétéronormées et cisgenres. Utilisé ici comme une volonté de percevoir et de créer des espaces sonores non-genrés, en dehors des normes hétéropatriarcales.
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