Au matin, la serveuse avait préparé un bol de mauvais café que je buvais sur le bord du fleuve, mes bagages à mes côtés, prêt à partir. Les premières maisons, de l’autre côté du Danube semblaient le bout du monde, et pourtant, des gens, des coupables, devaient bien y vivre ou y survivre. Je guettais la moindre présence sur un perron ou dans un potager, de temps en temps des aboiements lointains me confirmaient que la zone était habitée. J’attendais le retour de Nelson comme on attend son sauveur, en espérant qu’il était homme de parole. Quelque chose me disait déjà que je ne pouvais rien sans lui… Nelson, lui, le savait depuis hier.

Je ne tardais pas à le voir arriver. Nelson, en homme de la nature, se lève tôt et se couche tôt !

Il était accompagné d’un grand gaillard, blond, jeune, au physique ukrainien, portant lui aussi l’écusson de la Réserve de la Biosphère, et parlant un anglais de la même qualité. Je demandais, sans trop y croire, si nous pouvions tenter de rencontrer le directeur de la Réserve… Je compris qu’il ne valait mieux pas essayer, que ce type d’individu ne m’aiderait pas, que son travail consistait à placer des interdits, qu’il ne connaissait pas le Delta, qu’il n’y était même pas né, qu’il était un ancien du régime, qu’on ne pouvait pas avoir confiance en ce type de parasite, qu’un jour, peut être, Nelson aurait sa peau… ou sa place…

Nelson conduisait un canot plat à moteur : son bateau de fonction ! Il le maniait avec virtuosité, comme un hors-bord. Il nous emportait déjà, peut être, chez sa mère…

Nous filions sur le Danube à très vive allure. Le paysage défilait comme dans un film (je pensais au premier travelling, au cinéma, qui, dit-on aurait été tourné sur une gondole, à Venise, mais ici le travelling était rapide, agité). Sur le bras principal du fleuve pourtant calme, le bateau était secoué par les petites vagues et je rebondissais sur la banquette, accroché à mes bagages, retenant avec peine ma parabole qui se pliait sous la force du vent. Peu de temps après, un bras du fleuve, à l’abri des courants, se présentait comme un véritable miroir que l’embarcation semblait à peine effleurer. De grands groupes d’oiseaux posés sur leurs nids flottants s’envolaient en gerbes alors que des centaines de batraciens paniqués se jetaient à l’eau. De temps en temps, il fallait presque se coucher pour ne pas être décapité par des branches basses ou giflé par des saules pleureurs gigantesques en bordure des canaux. 

Les yeux criblés d’insectes, je regardais défiler d’interminables rangées d’arbres bordant les canaux et dont l’enchevêtrement me donnait l’impression d’un véritable labyrinthe. Je suffoquais sous un festival de senteurs fugitives accompagnant chaque image : odeurs d’étangs au soleil ou de forêts ombragées, de poisson fraîchement pêché ou de sous bois humides, de prairies sèches, de cascades et d’air marin.

A la direction que nous prenions, je compris vite que nous ne voguions pas en direction de Crissan, le principal village du delta, ou je devais être accueilli. nous nous étions trop écartés du bras principal du fleuve.

Nelson s’arrêta sur un ban de sable et me proposa de descendre.

« Je reviens te chercher en début d’après-midi, nous devons faire un travail plus loin. Ici c’est un très bon endroit pour les oiseaux… » Et je me retrouvais sur une sorte de promontoire, Dieu sait où, avec mon matériel de prise de son, et ma valise. Je gardais confiance et commençais à repérer les lieux.

Je passais là une après-midi d’attente, véritablement seul et inoccupé.

Pas le moindre chant, si ce n’est le cri d’un Héron en vol, et quelques Grenouilles rieuses sur un petit îlot non loin de là, mais tout de même inaccessible. Je comblais le temps en faisant quelques photos, en visitant une cabane de paille construite à la manière d’un tipi, et visiblement abandonnée depuis longtemps, à arracher à coups de pieds les longues canines encore accrochées au crâne d’un sanglier, à faire les cent pas sur un territoire qui n’en faisait que cinquante de côté ! La vraie vie sauvage s’accompagne souvent d’une nature encombrée de cadavres, de squelettes incomplets, d’amas de plumes trahissant un festin récent, de lambeaux de fourrures accrochés aux branchages, d’amas d’ossements de petits mammifères à l’aplomb des nids des grands rapaces, mais aussi d’arbres tombés, foudroyés ou parasités, de vastes fourmilières, de souches pourrissantes regorgeant d’activité. Et je considérais tout cela avec un regard nouveau et authentique.

Sans grande inquiétude, je pensais qu’ici, j’étais relativement vulnérable, que je n’avais pas d’autre choix qu’attendre Nelson, que personne au monde, autre que lui, ne savait où je me trouvais, que moi-même, je n’en avais pas la moindre idée. J’étais inquiet de ce relatif silence de la nature, et je m’allongeais au soleil, jusqu’à sombrer dans un demi-sommeil. Seule la lumière dorée jouant au travers des roselières m’évitait de retomber dans le blues de la veille.

Quelques heures plus tard, Nelson revenait me chercher. Je me réjouissais à l’idée de pouvoir enfin me poser quelque part et, au moins, calmer ma soif, à défaut de manger quelque chose. Mais il m’expliqua que nous n’allions pas directement chez sa mère, qu’elle n’était pas encore prête à me recevoir, et que, ce soir, nous dormions dans un refuge de la Réserve, confortable et très tranquille pour l’enregistrement des oiseaux. Il y était même possible de recharger les batteries de mes magnétophones si je le souhaitais !

Nous reprîmes donc le bateau pour un dédale sans fin de canaux, de bras du fleuve débouchant sur des lacs bordés d’iris des marais, jaunes et lumineux.

J’avais du mal à penser que j’étais en Europe. Les images qui défilaient sous mes yeux étaient celles des forêts inondables d’Amérique du Sud. Le Danube, sous la chaleur du printemps, me faisait penser au fleuve Amazone. Le visage couvert d’une multitude de petits insectes, je tentais de garder les yeux grands ouverts. Le soleil était haut et aveuglant, des arcs-en-ciel se formaient dans les gerbes d’eau soulevées par le bateau. Liberté…  Ivresse !

à suivre…