Je viens à peine de terminer “Habiter en oiseau” de Vinciane Despret que déjà me voici de retour à la première page du livre. Surtout parce que la dernière page nous invite naturellement à repenser, voire relire cette première page. La plus personnelle, et sans doute la plus “scientifique” dans la mesure où il ne s’agit que d’un relevé d’expérience vécue, mêlant étroitement l’observation au ressenti, le fait à ses interprétations.En fin de compte, cette première page a porté tout mon intérêt au contenu du livre en déclenchant l’appétit d’en saisir plus encore !
Et pour celui qui pratique quotidiennement l’écoute ou l’observation, l’enregistrement tant visuel qu’audio, jamais un récit de ce type n’avait autant attiré mon attention sur des évidences, telles que je ne me les étais jamais véritablement formulées.
« Il chantait de tout son cœur, de toutes ses forces, de tout son talent de merle ». Dans cette page de Vinciane Despret que je vous invite à lire, j’entendais l’enthousiasme et la joie qu’imprime Hector Berlioz à sa Villanelle composée sur un poème de Théophile Gauthier… Nous irons écouter les merles siffler… Si ce n’est que le merle ne siffle pas : il chante. Bien souvent je reviens sur cette question : oui, le chant des passereaux est bien une manifestation vocale… portée par une voix.
Ce qui m’est apparu comme une véritable révélation au cœur même d’une situation anodine déjà vécue mille fois, c’est la description qu’en fait Despret qui décrit le Merle noir comme particulièrement conscient de ce qu’il fait et complètement engagé : j’ai eu le sentiment le plus intense, le plus évident, que le sort de la terre entière ou peut-être l’existence de la beauté elle-même, à ce moment, reposait sur les épaules de ce merle.
Ce Merle noir du matin, de la journée ou du soir, en ville ou à la campagne, en forêt ou dans nos parcs, ce Merle noir vu et entendu si souvent, écoutons-le encore une fois et découvrons-le de nouveau.
Observons le chanter et observons son chant, une fois encore… pour la première fois.
Posté de manière très visible, perché plutôt que posé, le voici dans sa posture de soliste, figure première du paysage sonore dont il s’impose comme le centre et qu’il délimite des frontières de son chant. L’espace lui-même se révèle à nous tant il est vrai que nous en prenons les dimensions par le talent de l’artiste à faire ”sonner la salle” ou son aire de concerts.
Ce que n’avais encore jamais noté de manière aussi sure, c’est qu’un Merle noir qui chante, ne fait rien d’autre que chanter (je pourrais dire de même au sujet de tant d’autres oiseaux…). Ou, pour être plus clair et plus précis, si on l’observe bien, alors qu’il chante, on constate qu’il se consacre entièrement à cette activité et qu’en tout cas, il est certain qu’il ne fait rien d’autre en même temps. Le maçon siffle en haut de son échafaudage, l’artisan chante en travaillant tandis que sa femme fredonne en repassant : il est clair que nous sommes nombreux à donner l’illusion de pratiquer la musique alors qu’au fond de nous-mêmes nous faisons autre chose ! Nous accompagnons certaines de nos activités par des chants, choisis au hasard, en fonction de nos goûts et de notre culture, ou bien savons-nous que certains chants ou pratiques musicales donnent de l’entrain, apportent la joie, valorisent une activité collective, rythment l’action etc. Mais dans toutes ces situation la pratique du chant n’est ni centrale ni exclusive.
Ici notre merle ne fait rien d’autre que chanter et il s’y consacre pleinement, apparemment indifférent à ce qui l’entoure, entièrement dévoué à l’expression de son message destiné à porter loin à la ronde.
Aujourd’hui s’annonce une belle journée printanière et le soleil est sur le point de dépasser la ligne d’horizon : le concert de l’aube est au centre de sa période la plus dense en chants divers, au summum de son intensité sonore et de sa polyphonie.
Les phrases de notre merle sont riches, variées, sonores et enchainées sur un tempo soutenu. Elles sont proférées sur un mode hyper majeur comme l’affirme Olivier Messiaen dans son “Traité de Rythmes de Couleurs et d’Ornithologie”. (Le même merle, ce soir, espacera davantage les phrases, insérant des silences de plus en plus longs jusqu’à la dernière alarme qui marquera l’abandon de son poste de chant.)
Chant du Merle noir
Ce matin, les phrases sont tellement resserrées, que l’on a du mal à les distinguer les unes des autres et nous avons l’impression d’entendre une sorte de discours permanent qui redirait perpétuellement la même chose sans jamais se répéter à l’identique : ce que nous appelons volontiers “permanence variation” en termes musicaux. Il ne s’agit pas pour lui d’exposer un thème, ou une idée, puis de développer par la suite, ni d’alterner un thème et des variations. Non, chez notre merle, le thème est partout et les développements aussi. En pensant la musique comme un territoire de temps, cela reviendrait à dire qu’il n’y a pas de centre dans le chant de notre merle, que le thème est partout et les variations aussi (un chant dont le centre est partout et la circonférence nulle part..). De même, si nous étions déjà sur place et bien postés dès le début de sa séquence , nous avons constaté qu’elle était dépourvue d’introduction et si nous attendons patiemment la fin (ce n’est pas difficile, il ne s’agit pas d’attendre mais de vivre intensément comme cela nous est offert) soit le chant sera interrompu par une alarme signifiant que l’oiseau vient d’être dérangé, soit il sera très brièvement interrompu pour reprendre sans doute un peu plus loin, exactement dans le même esprit, soit enfin, l’oiseau mettra fin à ce chant pour une raison qui n’appartient qu’à lui seul. Le chant ne dit rien d’autre que “le chant” et chaque moment, chaque matin, l’oiseau nous livre un extrait de son répertoire, permanence variation débutée au moment où, devenant adulte, il devenait impérieux de s’affirmer comme chanteur. Dans cette “permanence variation” se trouvent, dans un équilibre parfaitement établi, la signature sonore et musicale de son espèce (Turdus merula), ce qu’il a appris de son propre père, et sa propre signature vocale faisant de lui un être unique, un individu.
Le timbre de la voix est cuivré, ce qui confère certaines fois à ce chant une allure presque instrumentale, et le ton est naturellement impératif, volontaire, déterminé comme le chant de la Grive musicienne mais plus humoristique et moins offensif ou conquérant que celui de cette dernière (décidemment un trait de famille).
Cette activité de chant, que nous pouvons interpréter comme une définition du territoire, occupe ainsi notre ami de manière croissante à partir de la fin du mois de janvier, de quelques minutes à l’aube jusqu’à plusieurs heures par jour au sommet du printemps, puis décline pour marquer une courte pose en août avant de reprendre au début de l’automne et se maintenir presque jusqu’au cœur de l’hiver.
Il est facile d’affirmer que ce chant marque les limites du territoire de notre merle… mais les choses ne sont pas si simples que cela. Arrêtons-nous un instant sur la manière de marquer un territoire. Tous les animaux le font ou presque, sur des modes très différents. Et il me semble particulièrement important de signaler l’élégance avec laquelle les oiseaux marquent leur territoire, en regard des pratiques de la majorité des mammifères. J’accorde volontiers plus d’intérêt à un chant qu’à une déjection… Mais précisément, alors que les mammifères laissent des traces “matérielles” pour délimiter le territoire, toujours éloquentes même en leur absence, l’oiseau ne laisse que du son, de l’éphémère. Ceci qui explique sans doute une grande part de son engagement au moment où il chante : il arrose son territoire HIC ET NUNC, ici et maintenant. Le chant ne possède pas de durée, nous l’avons vu, il est quasiment dépourvu de forme au sens musicale du terme, il est un fragment de temps arraché au temps.
De même, la délimitation du territoire telle qu’elle se fait chez le mammifère concerne un territoire que nous pouvons considérer la plupart du temps comme une surface alors que le territoire de l’oiseau est un volume en trois dimensions. Ce volume ne se parcoure pas à pied mais le plus souvent en vol. Quoi de mieux que le son dont la propagation est sphérique pour remplir un volume. Reste la question de réaliser ce marquage en chantant plutôt qu’en faisant simplement du bruit, nous y reviendrons.
Il deviendrait alors confortable de considérer que plus l’oiseau chante fort, plus large est son territoire… mais il n’en est rien… ou pas tout à fait. S’il est vrai que nous n’avons aucune chance de voir deux merles chantant côte à côte perchés sur une même branche, il nous est en revanche possible d’en entendre simultanément deux de loin en loin, ce qui signifie que des territoires peuvent sans doute s’imbriquer, se partager partiellement ou encore se chevaucher. Nous pouvons être certains que le Merle noir, dans son chant s’adresse prioritairement aux autres merles, mais qu’est ce qui nous interdit de penser que dans son chant se trouvent aussi des informations utiles à d’autres individus appartenant à d’autres espèces ? Dans le même arbre, un Merle noir et une Mésange charbonnière peuvent chanter simultanément, et rien ne nous interdit de penser qu’ils partagent le même territoire ou plus exactement que leurs territoires se superposent. Ainsi un assez grand nombre des territoires de diverses espèces d’oiseaux chanteurs forment un immense volume qui nous permet d’entendre ce que J.C.Roché appelle les “concerts de l’aube” ou Olivier Messiaen des “fouillis d’oiseaux”. Ainsi, là ou chante le Merle noir, je risque fort d’entendre des concerts réunissant des mésanges, des pinsons, des fauvettes etc. tous identifiables à l’oreille car tous marquant leurs territoires imbriqués non seulement avec du son mais surtout avec des chants, tous porteurs d’une signature vocale très personnelle.
Ici, nous entrons de plein pied dans la musique.
Cependant, nous n’allons pas tenter ici de définir, d’une manière définitive ce qu’est la musique, ni du point de vue de l’artiste (l’oiseau, nous en sommes bien incapables) ni de celui des auditeurs (nous-mêmes). Je pense souvent à J.Cage qui, à ce point du récit, nous aurait volontiers dit, le sourire aux lèvres : « la musique nait dans l’oreille de celui qui écoute ». Je dis bien “celui qui écoute”, pas celui qui entend ou perçoit, mais celui qui prête attention. Celui-là, qui se met en position d’écoute, risque fort de rencontrer la musique.
Et se s’impose à nous la question de plus en plus fréquente du sens de l’esthétique chez l’oiseau. Il est maintenant communément admis que l’animal est capable d’émotions. De même le savons-nous capable d’opérer des choix (souvent déterminés par des émotions diverses. Qui veut éliminer la question du sens de l’esthétique y arrivera toujours, tentant de s’appuyer sur des considérations scientistes et trouvant une manière de se raccrocher à un discours sur les nécessités de l’Évolution, ramenant ainsi tout à sa “fonctionnalité”. Dans mon introduction aux “compositions ornithologiques” que je composais en 1996, confondu par la beauté du chant de la Grive Solitaire, je déclarais : j’ai peine à croire à une stricte fonctionnalité des merveilles de la Nature. Mais il nous faudrait encore tenter de définir ce qu’est une fonctionnalité !
Olivier Messiaen tout au long de sa carrière, enseignant la composition, n’a cessé d’affirmer : « il nous faut écouter les oiseaux, ce sont nos maîtres en musique, ils ont tout inventé ». Comment ne pas considérer l’oiseau comme musicien (et compositeur) à part entière, si nous avons-nous même la prétention de l’être tout en étant leurs disciples ?
Entretien avec Vinciane Despret: