Pourquoi Nelson ?

En réalité, et je l’ai su bien tard (le jour où sa femme m’a écrit son adresse sur un bout de carton, parce que, lui, ne sait pas bien écrire) il s’appelle Gérard Ludovic Gherman. Il a certainement choisi le nom de Nelson lorsqu’il a fait ce voyage en Angleterre, au frais du nouvel Etat Roumain, pour étudier ce qu’est un parc naturel protégé. L’Unesco venant de déclarer la zone “Réserve de la Biosphère”, le personnel, a été recruté, rapidement, parmi les habitants de la région. C’est sans doute la meilleure manière d’éviter le braconnage et il est certainement plus facile d’apprendre à lire et à écrire qu’à se repérer dans un milieu aussi inhospitalier que le Delta du Danube. C’est aussi en Angleterre que Nelson a appris les quelques mots qui nous ont permis d’échanger un peu lors de mon périple ornithologique.

Nelson est grand, large, brun, rond, un peu rouge, et jovial. Il est très fort et porte une grosse moustache. Bien planté sur deux jambes solides, tout en lui respire la santé et la franchise : autant les gestes que la stature, autant le regard que la voix chaude et sonore. Il est encore jeune, aîné d’une tribu de garçons, soutien de famille et chef de clan.

Nelson, c’est un nom de chef.

Je l’ai rencontré sur le bateau, de Tulcéa à Crissan, à l’automne 1996. Il portait, sur son treillis, un gros écusson “Réserve de la Biosphère”, mais on le remarquait surtout à sa voix qui portait jusque sur les berges.

Assis sur des caisses de vivres, avec une horde d’amis, il buvait et mangeait comme s’il fallait finir tout le stock avant d’arriver à destination. Les femmes, les enfants, les tziganes et les gens ordinaires se tenaient un peu à l’écart, entassés comme un peuple de réfugiés, tenant serrés contre eux leurs cabas, leurs tapis enroulés, leurs seaux de plastique, leur volailles enfermées dans des caisses en bois. Tant d’années de dictature et d’oppression ont imprimé sur les visages une sorte de culpabilité permanente et les attitudes sont celles d’enfants coupables faisant tout pour qu’on ne les remarque pas. Ils ne savent pas toujours de quoi ils sont coupables, mais ils le sont certainement puisque les siècles les ont refoulés là leur donnant aucune chance d’en sortir…

Alors on s’estime heureux, on tient sa progéniture par la main, fermement, comme seul trésor, et on ne dit rien, on se fait oublier… Si un officiel, un policier, un douanier vient à se manifester, chacun baisse la tête et se dit en lui-même : « Sur qui ça va tomber ? C’est peut-être mon tour… Si on me parle, si on m’appelle, je fais mine de ne rien entendre ».

Nelson, au milieu de tout ça, était à l’aise comme un chef, un conquérant, un victorieux. Sans doute, avec son écusson sur l’épaule, tenait-il sa chance. Si j’avais compris le roumain, il m’aurait été possible de suivre les exploits dont il se vantait. J’aurais saisi ses commentaires à la vue d’un vol de pélicans, ou d’un troupeau de buffles qui paissait au bord du fleuve. A la mine réjouie de l’entourage qui de temps en temps levait la tête, je pensais qu’il avait certainement de l’humour, ou un grand sens de la dérision. La vodka, dans des petites bouteilles en plastique, accompagnait le poulet, dévoré ou plutôt englouti à pleines mains, à pleines dents. Les Marlboro de contrebande grillaient à vue d’œil sous le vent du Delta, et finissaient dans le fleuve, avec les os de poulet, ou emportées au vol par des mouettes.

Nelson m’avait bien remarqué. Il avait surtout considéré mes équipements. Mais il prenait son temps avant de m’aborder… Il attendait, avec assurance, que le besoin vienne de moi.

 

Automne dans le Delta

Parade du cormoran

De mon côté, je buvais le paysage, la situation, toute cette population. Je me demandais surtout dans quelles conditions se déroulerait mon périple ornithologique, et je tenais près de moi mon précieux matériel comme d’autres serraient leurs cabas et leurs enfants.

J’avais prévu de passer la nuit au Lebada,  le seul hôtel du Delta, puis, de là, faire un point sur la situation, me reposer, chercher quelque pêcheur qui voudrait bien m’héberger pendant mon séjour, et peut être même me donner quelque conseil. Je devais aussi, le lendemain, tenter de rencontrer le directeur de la Réserve de la Biosphère pour officialiser ma présence sur ces lieux. Bénéficiant d’une bourse du Ministère des Affaires Etrangères, je me devais de rencontrer cet “officiel”.

Nelson finit par venir à ma rencontre. Il me demanda, dans un anglais plus que douteux mais suffisant pour être compris, si j’étais bien photographe, ou si je travaillais pour une télévision. Il m’annonça que personne ne connaissait mieux que lui le Delta du Danube, et qu’il voulait bien se tenir à ma disposition. De même, il voulait bien une de mes cigarettes ! En outre, sa mère pouvait me loger confortablement, me nourir abondament, et lui, pouvait me faire visiter tous les lieux que je désirais voir, y compris ceux qui sont interdits aux touristes ! Enfin il estimait inutile que j’aille à la rencontre du directeur de la réserve.

 

J’insistais pour me rendre à l’hôtel. Il m’assura que je n’y ferais rien, que je n’en pourrais plus repartir, et promis qu’il viendrait me délivrer le lendemain pour m’emmener chez sa mère.

Je passais ma première nuit dans cet hôtel glauque qui, du temps de sa splendeur, devait bien comprendre quinze chambres. C’était là, quelques années auparavant, le relais de chasse et de pêche des officiels du Parti. Quelques apparatchiks, du temps du dictateur, séjournaient dans le luxe relatif de cet hôtel au modernisme désuet. C’était alors un point de départ vers ces zones naturelles qui constituent l’ensemble du Delta : déserts de sable, forêts vierges, zones lacustres difficilement accessibles, autant de trésors interdits au commun des mortels, à saccager sans scrupule, avec l’assurance qu’affichent ceux qui jouissent d’un privilège. Le Lebada était situé sur une île, qu’il occupait entièrement. J’étais le seul client. Je n’avais pas de lumière dans la chambre et disposais d’une eau saumâtre au robinet. Faisant le tour de l’hôtel et donc de l’île, je me retrouvais au bord du fleuve et je contemplais un magnifique coucher de soleil propre à coller le blues au plus optimiste des aventuriers. Sentiment de grande solitude. Réminiscence des bruits et de l’agitation des derniers jours, écho des dernières voix entendues, des annonces d’aéroports, de la radio dans le vieux bus qui joignait Bucarest au Delta, et de la voix de Nelson…

Pas âme qui vive à perte de vue, à part la serveuse, une gamine, et une sorte de commis sans doute un peu demeuré, en gilet noir et chemise presque blanche. J’étais effectivement prisonnier et sans conseils. Il ne me restait qu’à aller me coucher, la nuit venue.

Le silence qui régnait sur cette île et ses environs impressionnait. L’obscurité était parfaite… Aucune ampoule électrique à des kilomètres à la ronde. Je me couchais avec mon porte feuille comme oreiller, les pieds sur ma valise technique…

à suivre…