Peu de temps après, nous étions arrivés près d’une sorte de chalet, visiblement neuf, au bord de l’eau, dans un endroit complètement désert et loin de tout. Le chalet semblait protégé par une inquiétante meute de chiens hurlants qui s’étaient jetés dans l’eau à notre arrivée. L’habitation était fermée à clef, et Nelson, apparemment furieux lança un appel à je ne sais qui, à l’aide de son énorme talkie-walkie, mis à sa disposition par la Réserve. Il me rassurait en lançant des pierres sur les chiens et m’expliquant que quelqu’un allait venir nous apporter les clefs rapidement. Il m’aida, en attendant, à décharger le bateau, et à finir mon paquet de cigarettes. L’attente ne fut pas longue, une embarcation à moteur approchait à très vive allure. Une barque noire et longue comme une gondole, que le moteur propulsait à une incroyable vitesse. Sans ralentir, la barque se retrouva sur la berge, entièrement hors de l’eau, le moteur encore en marche, sur l’herbe, dans un vacarme épouvantable. C’est Nelson qui dû arrêter le moteur ! Un Roumain au regard noir, physique de Tzigane, en sortit, visiblement ivre, tenant à peine debout. Nelson l’engueulait, le secouait comme un prunier, mais lui, ne réagissait pas, et s’accrochait à Nelson pour ne pas tomber. Il se laissa fouiller intégralement, comme on fouille un prisonnier, et une clef finit par tomber de sa poche arrière.
L’intérieur du chalet semblait à la fois entièrement neuf et totalement délabré. Tout ressemblait à un squat qui abriterait, depuis déjà longtemps, une troupe d’ivrognes: bouteilles cassées, vieilles poubelles, odeur de toile cirée moisie, reliefs de repas et vaisselle sale accumulés : tout le folklore liés à ce type de situation. Nelson, furieux, s’agitait, faisait le ménage, ouvrait les fenêtres, sortait des tapis qu’il exposait en plein soleil pour les désinfecter. L’ivrogne était reparti avec le compagnon qui nous escortait depuis le matin. Et je restais là, avec une trentaine de chiens hurleurs, et Nelson qui s’activait en jurant. Je ne savais pas si la honte d’accueillir un étranger dans ce capharnaüm le mettait dans un tel état, ou si jurer était son quotidien. Je tentais, tant bien que mal, de me rendre utile, mais il m’interdisait d’intervenir, répétant sans cesse :“I apologise, I apologise ! but this place is beautiful for birds”. Mais je n’entendais rien d’autre que des chiens et des injures !
Alors je m’installais un peu à l’écart, montais mes équipements son et en vérifiais le bon fonctionnement.
L’après-midi était consacrée à une sorte de tournée dans le Delta, au cours de laquelle je pus repérer quelques sites intéressants pour mes futures prises de son. J’étais perdu, et ne pouvait que faire confiance à Nelson. De temps en temps, nous traversions un bras principal du fleuve, mais c’était pour emprunter, immédiatement après, un canal étroit qui traversait des forets, et certaines fois débouchait sur un grand lac déjà couvert d’iris des marais et de larges feuilles de nénuphars sur lesquelles d’innombrables grenouilles engrangeaient la chaleur du soleil.
Delta du Danube printemps 1997
Delta du Danube automne 1996
L’après-midi était consacrée à une sorte de tournée dans le Delta, au cours de laquelle je pus repérer quelques sites intéressants pour mes futures prises de son. J’étais perdu, et ne pouvait que faire confiance à Nelson. De temps en temps, nous traversions un bras principal du fleuve, mais c’était pour emprunter, immédiatement après, un canal étroit qui traversait des forets, et certaines fois débouchait sur un grand lac déjà couvert d’iris des marais et de larges feuilles de nénuphars sur lesquelles d’innombrables grenouilles engrangeaient la chaleur du soleil. J’avais la nette impression de faire brutalement irruption dans des moments d’éternité. Çà et là, j’entendais quelques chants remarquables au milieu du vacarme incessant des batraciens de toutes espèces. A l’occasion, Nelson immobilisait son bateau pour examiner l’horizon. Il avait le comportement d’un animal sauvage et semblait scruter autant avec les yeux que les oreilles ou les narines. Il lui arrivait même d’arrêter le moteur… nous restions là, immobiles. Je scrutais moi aussi, mais ne décelais rien, ni dans le paysage grandiose, ni dans les expressions de mon guide. Lui, trouvait là des indications qui m’échappaient totalement. A plusieurs reprises, nous passâmes devant des petites bicoques sans doute habitées. Nelson me laissait sur la rive, et allait à pied à la rencontre des habitants du Delta. Il partait, chargé de sacs en plastique soigneusement clos et revenait avec d’autres sacs dans lesquels j’apercevais des vivres: tomates, fruits etc. Je ne saurais dire quelle distance nous avions parcourue quand, à la nuit tombée, nous nous retrouvâmes dans le chalet toujours gardé par les chiens enragés.
L’intérieur était cette fois envahi par six ou sept gaillards ressemblant à des bandits en cavale. Entassés dans la petite cuisine, ils parlaient ou plutôt hurlaient tous à la fois. Nelson, en entrant, les injuria encore plus fort et me présenta à eux. Visiblement, je ne les intéressais pas et c’est à peine si l’un d’entre eux hocha la tête en signe de salut. En revanche, Nelson semblait jouir d’une grande autorité : spontanément, ils se levèrent pour ranger les lieux, faire bouillir de l’eau, rentrer les tapis restés dehors. Tous ces jeunes, rebuts de la société, rebelles héritiers des anciens forçats ou des populations refoulées depuis des siècles par les régimes successifs constituaient apparemment la petite équipe de Nelson. Tous étaient des employés de la Réserve : petites mains aux bras musclés qui peut-être avaient été recrutés sur avis de Nelson lui-même, lorsqu’il avait fallu former des équipes de gardes, d’agents d’entretien, et d’artisans divers pour la mise en place d’infrastructures toutes neuves. Chacun devait certainement briller par une compétence spécifique: connaissance d’un secteur, capacité à ramer pendant des heures… Qui sait ?… Il était certainement difficile de justifier auprès d’autorités prétendues compétentes une telle équipe de bras cassés !
Les visages étaient burinés par le soleil et l’alcool. Les vêtements déchirés sales et malodorants attestaient non seulement une grande pauvreté mais aussi une vraie négligence de leur part pour leur propre personne. Mais l’ensemble respirait la santé physique et une totale absence de scrupules ou de complexes, un naturel désarmant pour qui vient de la vieille Europe. La vie était ainsi. L’Etat les embauchait pour un salaire de misère qui venait en complément de leur fonctionnement séculaire, la complicité, la débrouille, le petit trafic, le bricolage : tout un équilibre auquel il ne vaut mieux pas toucher sous peine de catastrophes, et aucune volonté de changer quoi que ce soit à la vie telle qu’on la connaît, telle qu’on l’envisage, telle qu’on la vit, telle qu’on ne veut pas la changer.
Nelson mit des œufs à cuire, qu’il avait dû échanger dans l’après-midi contre l’un de ses sacs en plastique, et coupa des tomates qu’il plaça au centre de la table, sur l’immonde toile ciré.
La pièce était vaguement éclairée par une torche électrique orientée au plafond dont les piles rendaient un faible reste d’énergie. Je demandais s’il y avait de l’électricité, en montrant une ampoule au mur, et Nelson me fit comprendre qu’il y avait un groupe électrogène à l’extérieur, qu’il pouvait le mettre en route si je voulais recharger mes batteries, mais qu’il ne lui restait peut-être pas suffisamment d’essence à la fois pour le groupe et pour le bateau. J’avais chargé mes batteries à Bucarest, n’avais rien enregistré l’après-midi, et répondis donc que je préférais rentrer en bateau à moteur plutôt qu’à la nage.
Les convives étaient à table.
Pas d’assiettes, pas de couverts, un jerrycan pour tous, contenant un mauvais vin, à la surface duquel flottaient de la graisse et des arêtes de poisson !
On se passait le récipient, et chacun buvait à tour de rôle ; une manière très conviviale de communier. A la vue des taches d’huile, alerté par les senteurs plus que sauvages et agressives, je passais élégamment mon tour. Cependant, il commençait à faire soif, mais il me semblait raisonnable d’attendre encore un peu. La soif, c’est comme les batteries, il faut prévoir, économiser, se rationner…
Les tomates constituaient le seul met acceptable pour l’étranger qui se méfie de la turista des premiers jours. Le poisson séché, qui sortait du fond de la poche d’un pantalon plus que douteux et passait de main en main, me laissait sur ma réserve. Et je n’avais pas encore appris à trier les arêtes, à les mâcher longtemps, et à garder la plus grande comme cure-dents, pour plus tard.
Les piles étaient mortes depuis longtemps, quand la dernière bougie commença à trouer la toile cirée…
J’avais prévu une sortie avant le lever du jour, aussi je fis savoir que j’allais me coucher. Nous avions préparé une chambre dans le courant de l’après-midi, dans laquelle un lit, sans draps mais avec couvertures, m’était destiné. Mon matériel y était stocké, prêt pour le lendemain matin. Il ne me restait qu’à jeter hors de cette chambre l’ivrogne qui cuvait dans le lit pour m’y installer et attendre un sommeil dont j’étais certain qu’il ne viendrait pas. Comment dormir, dans une réserve de moustiques, quand on boirait la mer et ses poissons, qu’on mangerait un bœuf, et que, tout autour, résonnent les cris des chiens et de roumains enivrés, à la limite du pugilat ?
Encore une nuit tout habillé, avec la valise technique comme oreiller, le porte feuilles dans la poche et la lampe de poche dans la main.
à suivre…