A la faveur de la nuit noire, le silence se fit… peu avant l’heure du réveil.

Il était convenu que je devais réveiller Nelson, qui sans doute dormait dans l’une des chambres, mais laquelle ? Je choisis celle d’où fusaient les ronflements les plus sonores… Aucune réaction alors que je murmurais : Nelson ! Nelson ! it’s time to go ! Aussi, je donnai un coup de pied dans la porte… Un grondement de sanglier me répondit, suivi d’un coup de briquet, et du fragile point rouge d’une cigarette. Toussements, crachats du matin, et nous nous retrouvions dehors, Nelson, son acolyte du matin et moi. Je marchais sur des œufs tant la nuit était noire et je craignais de réveiller les chiens. Mais ceux-ci se contentèrent de soupirer.

Je chargeai mon matériel sur le bateau, et allumai, moi aussi, une cigarette. J’attendais que les deux compères aient fini de charger des fusils, des immenses couteaux inquiétants, des grands sacs de toile de jute. Encore une fois, je ne savais pas où nous allions.

Le bateau, accosté à une sorte de lande, je suivais Nelson dans le noir. Il me faisait comprendre qu’il fallait se passer de lampe de poche, que dans la nuit, la moindre lueur nous aveugle et l’acuité est moins grande. « Avec une lampe de poche, on ne voit rien, et on est vu ! » Et je vérifiais qu’il avait raison. Au bout de quelque temps, la lune suffisait pour que je distingue à peu près le sol sur lequel nous marchions à grands pas, dans un vent à ne pas tenir debout. Je restais bien derrière Nelson, pour ne pas tomber dans quelque canal… L’autre était resté dans le bateau et attendait. Nelson m’abandonna sur cette lande, en me promettant que le vent allait cesser, et que le lever du jour serait enchanteur. Lui et son compagnon  devaient revenir me chercher lorsqu’ils auraient fini leur travail !

Il faisait un froid de canard, et le vent soufflait avec une telle violence que je ne trouvais pas d’autre solution, pour me protéger, que me coucher, à plat ventre, dans les camomilles, et la menthe sauvage, la parabole toujours à la main pour qu’elle ne s’envole pas. L’odeur forte de ces plantes, accentuée par le vent, était enivrante jusqu’au dégoût, le sol trempé était couvert de plantes piquantes et urticantes. Frigorifié, je mettais mon capuchon et attendais patiemment le matin promis… Je n’avais pas le choix !

Hors de question d’enregistrer quoi que ce soit : le vent, dans mes oreilles était plus fort que les hurlements des chiens de la veille. Pourtant je tentai le coup… il ne manquait que la pluie !

 

 

Comme d’habitude, lorsque je me lève tôt pour enregistrer les oiseaux, je me demandais ce qui pouvait bien me conduire sur de tels lieux, si tout cela avait un sens. Je pensais au ridicule de la situation. Non seulement j’aurais mieux fait de rester couché, mais surtout, j’aurais mieux fait de rester en France, pour y pratiquer des activités plus sérieuses et plus prometteuses de résultats.

Chaque fois que le jour va venir, que les oiseaux ne chantent pas encore et que le froid me transperce, c’est-à-dire chaque fois que je tente une nouvelle prise de sons, ces pensées me reviennent. Un sentiment d’échec me semble indissociable de cette activité. Mais cette fois, tout me poussait à croire que mon analyse était bonne, qu’il n’y avait aucune raison de se jeter dans de telles aventures, somme toute peu glorieuses ! Et tout me conduisait à penser que les choses n’iraient pas en s’arrangeant, que cette terre était hostile à l’étranger, hostile à la vie même, que seuls des sauvages, hommes ou animaux pouvaient s’en sortir dans de telles conditions.

J’espérais trouver à boire le lendemain matin, me reposer chez la mère de Nelson dont je ne savais encore rien, mais que j’appelais tous mes vœux, comme quelqu’un qui me sauverait et en qui je mettais déjà toute ma confiance.

Petit à petit, le vent se calmait. Le jour semblait se rapprocher, la lune avait entièrement disparu. Le froid était intense et j’entendais, entre les rafales, les cris d’une colonie d’oiseaux aquatiques que je n’identifiais pas. Il n’était encore pas possible d’enregistrer, mais je percevais, à l’écoute, la sauvagerie des lieux. De faibles lueurs blanchâtres montaient au loin, qui lentement laissaient apparaître un paysage plat et laiteux : j’étais sur une longue bande de terre, qui séparait une grande prairie inondée et un canal profond sur lequel il était possible de naviguer. J’entendis même un peu d’activité derrière moi…En contrebas, dans le canal navigable, un pêcheur tirait des filets… Je me cachais, non par crainte de quelque danger mais inquiet à l’idée de devoir justifier ma présence en ces lieux, à cette heure, et le tout dans une langue étrangère. J’attendais donc, tranquillement, jusqu’à être certain d’être seul dans le désert.

Enfin, je me levais pour faire quelques pas, et m’approchais, tout naturellement d’une petite forêt qui sans doute serait plus à l’abri du vent. J’enregistrais un premier Loriot d’Europe, un peu lointain, pris entre la première clameur des batraciens et les rafales qui faisaient craquer les branches. La forêt était, elle aussi, inondée, et les premiers rayons du soleil me donnaient l’impression de marcher sur un miroir.

Les feuillages encore légers laissaient passer une lumière dorée et une chaleur encore timide : j’étais récompensé.

 

à suivre…