Je ne tardais pas à entendre le retour de Nelson, ce type d’embarcation à moteur était l’un des seuls de toute la région et les quelques pêcheurs motorisés conduisaient beaucoup plus lentement.
Nelson et son acolyte revenaient d’une pêche miraculeuse. Le bord du bateau se situait exactement au niveau de l’eau. L’embarcation risquait de se remplir à la moindre vaguelette. Il ne restait plus de place pour s’asseoir sur les banquettes de bois qui disparaissaient entièrement sous des quantités impressionnantes de poisson frétillant. De temps en temps, une partie de la pêche sautait même dans l’eau, s’échappant de filets partiellement déchirés qui venaient d’être chargés pleins. Je m’asseyais sur le rebord, bien en face du camarade de Nelson, pour ne pas risquer de déséquilibrer l’embarcation. Ma parabole placée à l’envers, micros vers le ciel, sur le poisson grouillant, nous repartions en direction du chalet où nous avions passé la nuit, un peu plus prudemment qu’à l’habitude.
Les ivrognes se levaient, les uns après les autres, entraient dans cette cuisine puante, centre de vie, et échangeaient quelques mots, les voix cassées, épuisés comme un lendemain de bataille. L’un d’entre eux, plus affamé que les autres, triait les relents de la vielle restés à même la toile cirée, et finissait par trouver, parmi les arêtes recrachées quelques heures auparavant, quelques restes oubliés, qu’il avalait sans état d’âme. Le jerrycan circulait de nouveau, et, encore une fois, je passais mon tour.
Dehors, avec Nelson, nous triions le poisson que nous arrachions aux filets emmêlés. Quand le poisson se présentait correctement, dans le sens des écailles, tout allait bien. Mais s’il se présentait à l’envers, ou s’il était trop intriqué, nous ne faisions pas de quartier, il fallait déchirer le filet, couper quelques mailles ou encore la tête de l’animal. Je compris que la zone était particulièrement protégée et que tout pêche y était strictement interdite. Nelson, armé jusqu’aux dents, pour dissuader toutes représailles, partait de nuit confisquer les filets des braconniers. Il s’agissait maintenant de trier les filets confisqués qui devaient logiquement être remis aux responsables de la réserve de biosphère. Le poisson lui aussi revenait aux autorités. Après quelques lamentations, certains des ours avec qui j’avais passé la nuit obtenaient de Nelson un peu de marchandise, avec laquelle ils prenaient congé, discrètement, dans leurs barques, à la rame.
Les filets à l’avant du bateau, le butin de la pêche en vrac du fond jusqu’au bord, nous repartions, Nelson et moi pour retrouver enfin le village de Crissan qui devait devenir ma base pour tout le séjour. Au fil du voyage, nous nous arrêtions souvent pour décharger du poisson chez des particuliers qui semblaient tous informés de notre passage, et nous attendaient sur les berges.
Personne ne semblait faire de remarque sur ma présence…
J’étais assimilé au paysage et ne soulevais aucune suspicion. Par la suite, je vérifiai souvent que Nelson était, pour moi, une garantie de tranquillité et de sécurité. Mon matériel, sur lequel je veillais trop jalousement, n’éveillait jamais la moindre curiosité ou convoitise.
La part du butin revenant aux autorités s’amenuisait à chaque arrêt. Nelson ressemblait davantage à un bénévole qui travaillerait pour une organisation humanitaire qu’à un tortionnaire au service de l’Etat roumain. Il semblait ne rien recevoir en échange et distribuait cette manne avec de grands rires qui faisaient trembler son imposante moustache. Le seul échange, pour être honnête, fut une tasse de café à la turc que je buvais jusqu’à la mouture tant j’avais soif depuis la veille.
à suivre