Nous arrivions enfin à Crissan.
Le village est grand, une seule rue ou plutôt un seul quai, d’un seul côté du large fleuve. Un embarcadère où le bateau aurait pu me laisser le premier jour si j’avais accepté l’offre de Nelson. Et de chaque côté de l’embarcadère, en amont et en aval, des maisons, toutes du même format et toutes différentes: un petit portillon de bois peint, un début de jardin et la maison, en dur, toute petite.
Derrière chaque maison : un jardin potager et fruitier. Au fond de chaque jardin, le canal avec toutes les barques, rangées, prêtes à partir pour la pêche ; Comme on gare la voiture à l’arrière de la maison. Mais ici il n’y a pas de routes, d’où ce silence particulier donnant plus de clarté aux sons naturels.
Enfin, au milieu du jardin, la mère de Nelson, dont je ne connais pas le prénom. Une babouchka comme on en trouve dans tous les pays de l’Est, aussi large que haute, les traits burinés par la vie en plein air, et le sourire franc. Son tablier à fleurs bleues est aussi sale qu’est propre le fichu à fleurs rouges noué sur sa tête. Ses bottes de caoutchouc trouées charrient des kilos de terre. Ses mains sont couvertes d’écailles de poisson qui brillent au soleil et disent qu’elle était devant sa cabane-cuisine, à l’ouvrage. La bassine est encore agitée par des agonies. Le couteau court est posé à côté. Elle a tout laissé, séance tenante, et s’essuie les mains sur son tablier, à l’endroit où elle s’essuie toujours les mains, là ou le tablier, lorsqu’il sèche, prend la consistance du carton. Elle m’accueille avec empressement et me montre immédiatement la chambre qui m’est destinée : elle savait que je devais venir !
Je me retrouve dans la seule partie “en dur” de cet ensemble de petites constructions. La petite maison donne sur le quai, avec sa minuscule terrasse et son entrée, peinte en rose et vert pistache. Elle me fait penser à la Turquie. Il n’y a que deux pièces : ma chambre et une autre petite chambre servant de débarras. Une toute petite antichambre sépare les deux pièces, avec, au milieu, un fil électrique qui traîne par terre auquel est branchée une vielle télévision noir et blanc qui a rendu l’image depuis longtemps, et sert de transistor. On entend souvent cette télévision de l’extérieur car toutes les portes et fenêtres sont perpétuellement ouvertes.
On vit peu dans les maisons, l’activité se déroule en plein air, la cuisine est à l’écart, petite cabane de roseaux et de planches, au sol en terre battue, construite autour d’un four de briques. Des petites casseroles émaillées rouges ou jaunes sont accrochées au mur, une petite étagère croule sous des bocaux de riz, de sel…et de savon. Les couteaux, les louches, sont posés sur un coins de table basse, avec les pique feu, des bâtons, du fil de fer, juste à côté d’un alambic. Il y a tout ce qu’il faut pour une bonne cuisine, des râpes à fromage et à bois, des casses noix, des pinces et des tenailles, plusieurs marteaux, des tournevis, une scie à métaux, des gouges, une collection de cuillers et des fourchettes édentées. Un petit feu, à l’extérieur, perpétuellement entretenu, assure quelques litres d’eau chaude dans une vielle friteuse. Au centre de la cuisine, un pilier de bois peint en vert cru assure la solidité du toit, en paille et tôle ondulée qui risque de s’écrouler sous le poids des plantes grimpantes. Les poules entrent dans la cuisine et grattent le sol, inlassablement, à la recherche de quelque déchet.
C’est là le centre de vie de la mère de Nelson, elle y est présente du lever du jour au coucher du soleil. (Une seule fois je ne l’ai pas trouvée… Elle était à la messe. J’attendais longtemps car le rite orthodoxe, je l’ai vérifié par la suite, comporte quelques longueurs). D’autres cabanes de même type, disséminées dans les jardins, sont soit chambre à coucher, poulailler, entrepôt de matériel de pêche et de jardinage, sans oublier la cabane du cochon, tout au fond, presque au bord du canal, à côté des infectes latrines.
Pas de salle de bain, un seul robinet restitue l’eau du fleuve au centre du jardin. Il est placé à 30 cm du sol, il est plutôt destiné à l’arrosage des légumes.
Le jardin est petit, situé en arrière de la maison de torchis. Les fleurs sont partout, rutilantes et riches, grimpant jusqu’aux toitures. Des rangs de vigne courent entre les arbres fruitiers. Le potager regorge de produits resplendissants et odorants. La terre est riche. Les cultures sont très variées et imbriquées les unes dans les autres, carottes et choux entre les rangs de vigne, salades, poireaux, pommes de terre et tomates que l’on fait germer dans des pots en hiver puis que l’on aligne contre les murs dès le printemps. Mais aussi herbes aromatiques et médicinales, arbres fruitiers sous lesquels courent les poules et les oies.
Cloués aux murs de planches, exposés plein soleil, des poissons, des fourrures chassées l’hiver, et des petits tapis aux motifs persans sèchent ou prennent la pluie, semblent placés là pour nourrir les mouches.
Le repas sans couvert, sur la terre battue, dans la cabane ou sous la vigne, la marmite au centre, les écuelles, les moineaux et les chiens à nos pieds se battant pour les miettes ou les arêtes de poisson, le pot de vin nouveau et le gros pain en boule, les troupeaux d’oies bavardes dans le potager, la cabane du cochon au fond du jardin, le feu à l’extérieur, le four à l’intérieur, tout me rappelle ces tableaux représentant la vie paysanne des campagnes françaises au cours des siècles derniers : Le Nain, Millet.
Des images colorées, calmes, accompagnées de guirlandes de senteurs et d’un véritable paysage sonore, simple et évident.
Lever du jour sur le village
à suivre…