Il me fallait faire une conférence pour un lycée de jeunes filles… comme dans le Discours sur Rien

Les étudiantes en arts, venues d’Aix en Provence, attendaient de moi un discours sur John Cage : l’homme, l’œuvre, sa place dans l’histoire, etc. Une conférence de plus à préparer, sur un sujet nouveau qui allait me changer du “fonctionnement de l’oreille”, de la “musique des oiseaux” ou de “la chronobiologie”, sujets que je traite fréquemment depuis quelques années.

Parler de John Cage, je le fais souvent, mais de manière un peu impromptue, au hasard des discussions, des questions posées par les travaux de mes élèves, de l’actualité des concerts… mais construire quelque chose, pour des étudiants en arts, sans pour autant tomber dans un exercice scolaire, et un ton professoral… Présenter le compositeur innovant, explorateur, curieux, souvent drôle, l’artiste qui “pose questions” et “remet en question”… de manière ni hermétique ni universitaire, faire quelque chose de séduisant et convainquant… exercice compliqué !  Autant se confronter directement à l’œuvre… pourquoi faire un discours sur John Cage ? Je préfèrerais faire un discours sur rien, ou même autre chose.

Et c’est là que s’impose l’idée de faire, réellement, le fameux “Discours sur rien”. Présenter le compositeur au travers d’une de ses œuvres et précisément une œuvre dans laquelle il n’y a pas rien, mais un véritable condensé de la pensée et du style de l’auteur à un moment déterminant de sa carrière.

Je reviens sur ce long texte que je n’ai pas côtoyé depuis des lustres. Je le retrouve dans le livre “Silence”, rangé dans la bibliothèque de mon amie chorégraphe Kilina Crémona, qui a bien connu John lorsqu’elle enseignait dans la compagnie de Merce Cunningham. Je confisque le livre, je fais une copie du texte, j’agrandis les 16 pages, et me mets au travail. Autant faire cela sérieusement ! J’ai déjà entendu ce discours à l’occasion de concerts, notamment à Grenoble lors de la création de “Méditation sur la Tour de Babel”, composition pour laquelle, précisément, John Cage m’avait prêté le son de sa voix, ce ton si particulier, calme, posé, détaché et pourtant impliqué, intérieur. Presque la voix de quelqu’un qui bientôt va mourir, sur le dernier souffle. Je sais aussi que plusieurs documents audio et vidéo trainent sur le Net, je pourrais m’en inspirer… mais je préfère me retrouver seul devant ces pages pour chercher le ton, le tempo, les rythmes et les intensités… juste en pensant à l’auteur, à Ryoanji ou encore à Roaratorio.

Et je découvre, au fil du travail, l’importance de la musique. Ce texte, prétendu sur rien, regorge d’informations et de sens. La pièce possède une forme, et un style qui impose, en fin de compte, un comportement d’interprète. Je prends progressivement conscience qu’il ne s’agit pas là, contrairement à ce que l’on pense souvent, d’une performance théâtrale, du nième sketch de John Cage, mais bien d’une partition de musique.

En fin de compte, je ne prépare pas une conférence mais un véritable concert. Habituellement, en conférence, j’improvise autours de mon thème, d’un thème que je suis supposé maitriser. Je brode, je développe, j’organise le temps, je prends des raccourcis pour mieux m’attarder plus loin, j’adapte le tout à l’attention des auditeurs et de ma propre humeur, bref, je fais à ma manière. Ici, en revanche, je suis au service d’un texte qui n’est pas de moi, et plus précisément, je me mets au service d’une partition de musique ! C’est à travers la bonne exécution de la partition que devraient apparaître tous les sens. Plus je travaille, plus je me laisse porter par la musicalité de l’ensemble, et à chaque nouvelle lecture, dans la solitude des répétions, m’apparaissent des maladresses ou approximations dans la traduction sur laquelle je travaille… Et je corrige, intuitivement, des erreurs de ponctuation, ou d’organisation de la phrase. Ce qui était souvent compris comme discours sur rien, c’est à dire vide de sens, comme pour dire   “je ne dis rien mais j’occupe le temps”, s’impose à moi comme un véritable discours sur l’idée de rien, ce rien étant chargé de sens, touchant à une philosophie : quelque chose vers quoi John Cage tend et qu’il veut nous faire ressentir. Un discours sur le minimal, sur la pauvreté telle que certains ordres monastiques peuvent l’envisager. Et tout cet ensemble, sans prétention, discrètement proposé, avec humour et légèreté.

Dois-je rester immobile pendant quarante minutes et donner l’impression que je lis un texte ? (Le titre original en anglais est “Lecture on nothing”). Dois-je adopter un jeu de scène, ou simplement les gestes qui portent la musique et marquent le tempo par exemple ? Je constate que, depuis quelques jours, je marque mon tempo avec le pied, ce qui me permet d’asseoir davantage ma diction et de maîtriser mon débit vocal. Si je fais des gestes, aussi minimalistes soient-ils, seront-il au service du sens ou de la musique ? Je décide d’esquisser une simple battue de la mesure à quatre temps, juste pour m’aider à tenir mon tempo, surtout au début de la pièce, mais aussi pour placer d’emblée mes auditeurs dans une situation d’écoute musicale. Et je décide que je ne ferais pas de gestes anecdotiques qui mimeraient ce qui est dit… Je me l’interdis… sauf… Sauf que j’ai remarqué que les gens rient lorsque le texte dit : « …j’ai même vu un cardinal… » John Cage dit avoir vu des merles s’envoler et survoler, avoir entendu un Pic vert, et même avoir vu un cardinal. Ce cardinal est un oiseau ! pas un prélat… Aussi, à cet endroit, je m’autorise un geste qui m’aide à rectifier le sens… j’aurais recours à ce type de gestes deux ou trois fois au cours d’une exécution de la pièce. Et je ne m’interdirais pas de garder mon tempo au pied, discrètement, surtout si j’en sens le besoin, comme n’importe quel instrumentiste. Enfin, pas d’accessoires, si ce n’est le verre d’eau et la petite bouteille du conférencier. Pas de micro si possible, je veux jouer la carte “musique vocale” ou encore “musique de chambre”, et dans les deux cas, il n’est pas habituel d’utiliser un micro et de se faire amplifier. Le “Discours sur rien” ne s’accorde pas aux grandes salles, c’est une pièce plutôt intimiste, écrite pour des publics restreints… disons… je la sens comme cela.

Tout viendra si je suis honnête avec la partition.

 

Je ne sais plus si je dois m’autoriser à être moi, ou si je dois être John Cage. Suis-je une sorte de remplaçant, parce que le maître n’est plus là ? Qui dois-je jouer, moi et ma lecture de cette œuvre, ou Cage, en essayant de me rapprocher le plus possible de la manière qu’il avait, lui, de dire le texte ? Difficile question du positionnement : interprète ? exécutant ? Puis-je exister ? Dois-je lutter pour apparaître ? Dois-je au contraire disparaître ? Me dissimuler derrière l’œuvre ?  Avoir l’air de dire « ce n’est pas moi qui le dit… c’est lui ! »

La solution, m’apparaît lentement, graduellement, au fil du travail. Si la pièce, dans sa musicalité, et bien servie, alors toutes ces questions, progressivement, passeront au second plan, les auditeurs se trouvant dans l’œuvre elle-même, et non “face à elle”.

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