Derrière un petit rideau d’arbre, une petite maison en construction. Celle-ci donnera sur le quai, mais un peu plus en retrait : elle se construit sur le terrain de la mère de Nelson, parce que c’est la future maison de Nelson. Dès qu’il trouve un moment, mon nouvel ami scie des planches, joue du marteau et de la truelle. Une nouvelle image du Delta se prépare… La verrais-je un jour ?
Je prenais possession des lieux, tranquillement.
Hors de question d’échanger le moindre mot avec la mère de Nelson, elle ne parlait que le Roumain, et rien ne me permet de dire si elle avait un accent particulier à la région !
Mon petit camp de base etait plutôt joli, un petit lit, une table. Sur la table nappée de blanc, un bouquet de pivoines, la prise électrique à proximité, tout le nécessaire à mon bonheur. Après avoir étalé tout mon patrimoine par terre et sur la table, je partais en direction de l’embarcadère où j’avais repéré la seule boutique du village. Il ne s’agissait pas d’un magasin, mais d’une petite cahute où il était possible de se procurer de la boisson, des cigarettes, des allumettes et des bassines en plastiques. (De temps en temps un arrivage particulier, à l’initiative des tziganes de la région, fait que la boutique regorge d’un seul article en quantité considérable). Il y avait aussi des grandes bouteilles d’eau minérale, et des petites bouteilles. J’en prenais plusieurs de chaque, certain que les petites me seraient utiles dans mes périples dans la nature. On pouvait aussi trouver des piles dont j’étais certain qu’elle étaient usées avant même que l’on s’en serve !
De retour, la mère de Nelson m’avait préparé un repas : poisson et tomates. Je devais comprendre que ce serait là le lot de tous les jours… Cela me convenait. Nelson, de son côté, déchargeait le butin de la matinée, pendant que je m’isolais dans la fraîcheur de ma petite chambre jusqu’à dormir et récupérer pour le lendemain, que je destinais, enfin libre, à une première exploration des environs.
Avant la nuit, j’étais réveillé par des cris d’enfants et d’adultes. Je me précipitais dehors pour voir Nelson courir, un fusil à la main, en direction du centre du village. Je me demandais si les armes faisaient partie de son quotidien, mais n’en étais pas trop inquiété. Quelques instants après retentissait un coup de feu, un seul, puis le calme. Au retour, Nelson m’expliqua que c’etait comme ça, que cela faisait partie de sa mission : éliminer les chiens enragés.
Les chiens, déjà très nombreux à Bucarest, étaient sans doute plus nombreux que les humains dans le delta. Un soir, j’assistais à un concert de chiens tel que je n’en ai entendu que là-bas. Pendant plus de trois heures, tous les chiens, le long du fleuve, avaient hurlé à la mort pour une raison que j’ignore…De temps en temps, le concert semblait se calmer, on n’entendait plus que quelques individus au loin, puis tout repartait de plus belle. Par moments, on entendait même des chiens de l’autre côté du fleuve, qui pourtant est inhabité. La grande clameur nocturne des batraciens était, ce soir-là, un simple bruit de fond, ramené au deuxième plan. Ce n’est que très tard dans la nuit que ce concert canin avait pris fin, laissant aux batraciens le soin d’habiter la nuit par leurs chants incessants.
Batrachiens!
La soirée s’était passée en compagnie de Nelson. Il vivait dans l’une de ces multiples cabanes de roseaux à proximité du chantier de sa future petite maison en dur. Tard dans la nuit, au son du concert de chiens, les pêcheurs braconnier du Delta étaient venu pleurer leurs filets confisqués. Ils semblaient tous très investis dans la nécessité à remettre la main sur ce qui devait être leur seule richesse. Ils défilaient avec cet air coupable déjà rencontré en diverses circonstances, entretenant avec Nelson une relation déférente, telle qu’on la pratique devant un supérieur hiérarchique, mais sans y croire véritablement, parce qu’il n’est qu’un cousin , un ami, un jeunot qu’on a vu naître et qui mesure lui-même tout de sa condition. Nelson parlementait pendant des heures, entendait des arguments qu’il réfutait avec véhémence, tout en entretenant avec chacun une relation cordiale, amicale voire complice ! Le tout se trouvait fortement arrosé de vodka et il n’était pas rare d’entendre se mêler les rires aux gémissements. En fin de compte, à chaque fois, le pêcheur repenti repartait avec un filet. Je ne saurais dire si Nelson avait négocié quelque chose pour son propre intérêt. Plus tard, j’en parlais avec lui. La machine était huilée. Il ne donnait à l’Etat que les mauvais filets, ceux qui avaient été déchirés ou que la vétusté avait largement dévalorisés. Il fallait bien donner du grain à moudre aux dirigeants, quelque chose pour les occuper, pour qu’ils puissent remplir un rapport, pour laisser à penser que Nelson faisait bien un travail pour lequel il n’était pas grassement payé et qui, certaines fois, lui rendait difficiles les relations avec son entourage !
L’Etat ne récupérait que le tiers des filets et le tiers de la pêche. Un autre tiers des poissons était redistribué ou vendu par Nelson (à quel profit ?) et le dernier tiers était rendu aux pêcheurs en échange de leur contrition… Une justice en équilibre, à l’image de la vie dans le Delta : entre la simplicité du troc, le bon sens paysan du Danube, la nécessité d’entretenir de bonnes relations avec les pouvoirs publics et surtout de se faire oublier d’eux.
De cette justice, je devais certainement bénéficier tous les jours au moment des repas: mon poisson quotidien, qui le pêchait ? Nelson est avant tout un chasseur ! un vrai chasseur, au lacet et au piège, rarement au fusil ! Et la chasse, pour Nelson, c’est aussi le commerce des fourrures.
à suivre…