La petite série d’articles qui va suivre retrace la construction d’un spectacle réalisé en 2011 à Ulaan Baatar par Kilina Crémona et Bayarbaatar Davaasuren (chorégraphes) et votre serviteur (compositeur) pour la commémoration de l’autonomie de la Mongolie déclarée en 1911.

J’ai donc écrit ces petits textes il y a déjà dix ans, et nous y reviendrons plus tard, ces dix dernières années ont vu la Mongolie, et principalement sa capitale, continuer ses bouleversements à un rythme effréné. Quotidiennement, je passais une grande partie de mon temps dans la petite cabine de régie son du Théâtre des Arts Traditionnels qui surplombait la salle et le plateau, attendant que les danseurs se mettent en place, terminent leurs échauffements… et là, au calme,  j’écrivais le journal de cette création en cours. Le titre proposé par Kilina Crémona : Entre l’Ours et le Dragon illustrait la position particulière d’un pays coincé entre la Russie et la Chine qui ont particulièrement marqué la Mongolie. Très récemment est sorti un livre portant le même titre, écrit par Marc Allaux, dont je ne peux que vous recommander la lecture, ainsi que celles des autres excellents ouvrages qu’il a consacré à ce pays.

Dimanche matin

Les grosses mouches insistantes finissent par me tirer du sommeil.

Le gris du jour pénètre ma chambre malgré les rideaux rouges et sales à moitiés décrochés d’une tringle qui se voudrait d’or massif. Les ressorts du matelas grincent à chaque mouvement, transformant le lit en une vielle chambre de réverbération à ressors. Dans le couloir de l’hôtel, des voix mâles s’interpellent bruyamment, des femmes éclatent de rire, des odeurs de cuisine mongole passent sous la porte : tout me pousse à me lever…  Je laisse trainer mon regard autour de moi : une tapisserie verdâtre aux motifs dorés style Petit Trianon made in China, une vieille télé juste pour la déco, pour faire chambre d’hôtel, les prises électriques brulées ou arrachées, le faux parquet simulé par un lino brillant et gondolé, des meubles en simili acajou incomplètement montés ou déjà déglingués, deux très larges fauteuils de style “moderne” en skaï noir aux accoudoirs usés, un néon gris au plafond… Je n’ai pas pris le temps de contempler ce décor hier au soir : l’avion en provenance de Séoul où j’ai dormi dans une salle d’attente, s’est posé bien tard sur l’aéroport Chinggis khan, dans cette capitale perdue au milieu de nulle part, entre l’Ours et le Dragon, entre la Russie et la Chine. Mes amis mongols m’ont posé là, sans m’avoir consulté, dans cet hôtel prétendu luxueux, avec une bouteille d’eau pour la nuit et une bouilloire électrique en plastique jaune clair.

Du balcon encombré de vieux cartons et de rouleaux de moquette pourris qui prennent la pluie depuis plusieurs années, je contemple Ulaan Baatar sous son nuage de poussière. Des grues, des immeubles en construction presque à perte de vue… A mes pieds, l’avenue de Séoul encombrée de véhicules divers et de toutes sorte de klaxons aux sons plus fantaisistes les uns que les autres. A la vue des 4/4 rutilants qui suivent les camions en ruine, je suppose que les riches sont de plus en plus riches. A la vue des mendiants alcoolisés je me dis que les pauvres ne peuvent pas être plus pauvres.
Je me demande si les vastes terrains du Naadam, au pied de la colline, ne sont pas maintenant le dernier quartier “moderne” de la ville. Au loin, les montagnes sans forêts surplombent toujours la ville, mais, avec l’urbanismes qui se répand, elles me semblent moins lointaines qu’il y a quelques années. Je contemple d’ici l’immense portrait de Chinggis Khan dessiné par de grosses pierres blanches disposées à flanc de versant, remplaçant le nom de Marx depuis le changement de régime.

Le matin, le plus souvent, il n’y a pas encore d’eau chaude au robinet, elle finit par arriver assez tard des usines qui la produisent, et on ne la boit jamais.

Je bidouille une prise, essaye la bouilloire : ça marche !

Il a gelé cette nuit, et les rares flaques d’eau, dans cette ville sèche et poudreuse, sont comme des miroirs noirs. Quelques corneilles se perchent sur des arbres malingres, encore feuillus en ce mois de septembre.

Dans une petite supérette proprette, j’achète du café en poudre, du sucre, des biscuits, du jus d’orange, de l’excellente confiture de myrtilles et du PQ ; le luxe !  Je me perds un peu dans les milliers de Tugriks et la petite caissière au visage rond comme une pomme cherche dans mes mains le montant exact. J’ai l’air un peu gauche et abruti du touriste qui vient de débarquer. Une obsession : je ne voudrais pas que l’on me prenne pour un américain, style conquérant, blond, 1m84, au milieu de ces minuscules mongols forts comme des turcs et pleins de vie.

Dans l’entrée de l’hôtel, une jeune fille passe la serpillère sur la moquette… Je marche sur un chemin de serviettes de toilettes disposées sur le sol… la réceptionniste regarde une vielle télé en noir et blanc qui montre des lutteurs mongols. Au-dessus d’elle, une rangée de pendules tape à l’œil donnent l’heure à Séoul, Pékin, New York, Londres… mais pas Paris ! Je remonte dare dare dans mon perchoir, 6ème étage avec ascenseur en ordre de marche. Depuis ce matin, l’hôtel est envahi par une forte odeur de gasoil qui se mèle aux odeurs de cuisine… une chambre du 6ème est transformée en cuisine, et l’on y prépare toute sorte de plats locaux qui descendront au rez de chaussée par l’ascenseur… une chance!

Je ressors sur le balcon, il y a un oiseau mort, visiblement il est là depuis assez longtemps, je le pousse du pied et le voilà qui tombe, comme une balle de son, sur une voiture en contrebas. J’allume une cigarette. Je contemple les cheminées des usines qui brulent du charbon et produisent l’eau chaude pour toute la ville : le vent est au sud. L’air est sec, frais et poussiéreux. Un nuage gris jaune plane sur la ville alors qu’au loin, les brumes du matin se dissipent lentement sur la terre du ciel bleu… En contrebas sur les trottoirs de l’avenue congestionnée de véhicules bruyants de toutes sortes, des piétons se croisent, rapidement et silencieusement.  J’aimerais les suivre : l’avenue de Séoul conduit directement au théâtre national des arts traditionnels et c’est là que, dès ce matin, je vais prendre ma place de musicien dans un spectacle pour lequel Kilina et Bayar travaillent depuis déjà un mois. Mais je sais qu’ils vont venir me chercher, ici, dans mon observatoire qui domine une partie de la ville.

Au centre des problématiques posées par Kilina: la dualité Traditions/Modernité… Ici, les sons de la nature Mongole, un environnement sonore de plus en plus urbanisé … composer avec tout ça en vue d’une spatialisation du son dans la grande salle du Théâtre des Arts Traditionnels. La musique se construit ici autour du paysage sonore et, naturellement, elle est paysage pour le spectacle en cours d’écriture… La musique est ici un décor dans lequel évoluent les danseurs, elle ne tient pas d’autres discours si ce n’est celui du dispositif compositionnel : provoquer la rencontre du naturel et du culturel, des traditions et de la modernité, mettre en avant une transformation lente des environnements sonores et proposer … une écoute musicale.

à suivre…

Tout au long de mes nombreux voyages en Mongolie, ou à l’occasion de tournées Avec Bayarbaatar Davaasuren et Chinbat Baasankhuu  en France, j’ai produit plusieurs disques. Si le premier est épuisé, celui ci, édité par Frémeaux et Associés  vient de faire l’objet d’un retirage …

C’est ici l’occasion pour moi de souligner cette chance qui est la mienne de travailler régulièrement avec des musiciens d’un tel niveau. De fil en aiguille j’ai fini par rencontrer des chanteurs et chanteuses ainsi que des virtuoses sur tous les instruments traditionnels mongols… Autant de musiques inoubliables que des amitiés indestructibles.