Mercredi soir, après les répétitions.
Un moment tant attendu, et l’un des motifs de mon voyage : enregistrer un disque de yatga à la fois consacré à l’instrument, et une valorisation du rapport entre tradition mongole et modernité.
Le yatga, c’est la harpe mongole, que l’on retrouve aussi en Chine, en Corée, jusqu’au japon sous des formes variées. Chinbat Baasankhu, c’est la jeune interprète au nom long et imprononçable que tous appellent Baska et qui maîtrise l’instrument comme personne. Difficile de trouver un endroit calme dans cette ville grouillante envahie par les moteurs, les musiques, les sons de chantiers et les voix retentissantes. Difficile aussi de trouver un lieu dont l’acoustique puisse disparaitre derrière l’instrument. Bien sûr il existe un studio insonorisé au théâtre, mais il est occupé par un jeune compositeur qui y concocte des adaptations de musiques traditionnelles pour la danse et les spectacles touristiques. Et demander une autorisation spéciale, en nocturne par exemple, est aussi compliqué que simplifier le fonctionnement d’un ancien pays socialiste. Les salles de musique (et même les couloirs) de l’Université des Arts sont occupées tous les soirs par toutes sortes de musiciens et chanteurs tonitruants qui font de cet espace une sorte de vaste console de mixage.
En fin de compte, nous allons œuvrer dans un studio de photo ! Pourquoi pas ? L’immeuble est très mal situé, au carrefour de deux grandes avenues encombrées jour et nuit, mais la nécessité de faire le noir pour travailler à la lumière des projecteurs a poussé le propriétaire à occulter toutes les ouvertures avec des matelas: de ce fait l’isolation et le silence sont là, pour peu que les employés de l’agence veuillent bien nous laisser tranquilles.
Le couloir est envahi de filles sophistiquées et ricanantes dont je ne sais si elles sont mannequins, secrétaires, hôtesses, call-girls, tout à la fois, ou tout simplement amies du patron, ou de sa fille, qui dirige avec lui cette agence de communication …
En fin de compte, nous travaillerons en soirée, une fois que tout ce joli monde nous aura abandonné la place. Dans des senteurs de tabac froid, de parfums capiteux et de vodka, nous installons les instruments dans un de ces décors surréaliste tels qu’on les voit dans ce genre de studios : objets de toutes sortes dont on doit faire la publicité, costumes traditionnels mongols, tenues branchées, accessoires de théâtre, éléments de décors, parapluies réflecteurs de lumière, miroirs brisés, briques en polystyrène, fatras de câbles électriques…
Nous positionnons l’instrument sur un praticable à peine surélevé, généralement utilisé pour photographier les mannequins, placé au bout d’une allée matérialisée au sol par un revêtement synthétique, balisée au sol par une rampe de lumières colorées, utilisée pour filmer des défilés de mode en l’absence de public.
Auparavant j’ai bien réfléchi à la position des micros, et je sais très exactement où je vais, le type de son que je recherche, aussi je ne perds pas de temps. Le montage de mon matériel est fait en même temps que Baska accorde son instrument. Dans un anglais très approximatif, nous décidons rapidement de la méthode à adopter, des points de raccords possible pour le montage en studio, l’ordre des pièces dont je vais noter scrupuleusement les titres au fur et à mesure, en caractères latins pour moi et en cyrillique pour elle. Puis le travail commence avec une rare densité.
L’affaire sera bouclée en deux soirées.
Avec les premiers sons débute un véritable enchantement…
Ce n’est pas la première fois que j’entends Baska jouer, je l’avais déjà filmée, en plein-air dans la steppe, pour un projet de DVD et c’est même pour cela que j’ai décidé de l’enregistrer d’une manière plus professionnelle, avec un répertoire plus adapté à une édition discographique. Mais alors que je pouvais me demander si la magie fonctionnerait à chaque fois, ce soir le doute est entièrement levé.
Je ferme les yeux pour me concentrer sur la qualité du son et d’éventuels parasites sonores : il peut arriver que des sons de gros camions traversent les murs, envahissant l’espace d’une sorte de lourdeur acoustique, ou bien il reste souvent une petite “ronflette” parasite que l’on risque de découvrir trop tard, en studio, mais ici je suis instantanément pris par la musique et en oublie la vigilance technique : ce n’est pas bien pour un preneur de sons ! Chacun à sa place, elle c’est la musique et moi le son !
J’ai beau fermer les yeux et tenter de me concentrer sur ce qui relève de ma responsabilité, je n’entends pas, je vois ! Je vois des immensités, les lumières de l’aube sur la steppe verte sonore, stridulante et odorante, je vois des arc en ciel et des montagnes au loin, j’entends et je vois des chevaux au galop, des danseuses d’une rare élégance, je vis des drames et des consolations, des fêtes et de grands moments de solitude, et, dans le même temps je perçois une véritable écriture du son et de la musique, une musique sans âge, remplie de traditions et parfaitement vivante. L’Orient bien sûr, mais aussi de l’Irlande, des musiques de western, des fragments de musiques médiévales, du simple et du complexe, du populaire et du savant !
Si les yeux fermés je suis ravi, dans le vrai sens du terme, les yeux ouverts, je suis fasciné.
Sous le visage concentré de l’interprète, les mains exécutent une chorégraphie parfaitement réglée, avec une grande légèreté et une extrême précision. Il n’y a pas que de la délicatesse dans le geste, mais aussi de la volonté, de la détermination, de l’assurance… Il y a quelque chose d’hypnotique à regarder les sons jaillir du mouvement des mains. Et j’imagine déjà ce que je ferais plus tard, en concert : retransmettre en direct, sur grand écran, cette chorégraphie des mains. A la fin de chaque prise, elle porte une main sur ses yeux et laisse sonner l’instrument, jusqu’au bout du son. Nous enregistrons chaque morceau plusieurs fois, jusqu’à quatre fois. Il lui arrive de s’arrêter… “sorry… sorry ” dit-elle d’une petite voix, et le ballet des mains et des doigts reprend de plus belle. Je raccorderai tout cela plus tard, à Lyon, pendant le montage en studio.
L’interprète virtuose accorde ses instruments avec une grande rapidité, déplaçant les chevalets sur la table d’harmonie, même en plein milieu d’un morceau… elle joue des deux côtés des chevalets, enfonçant les cordes, de la main gauche, jusqu’à toucher le bois de la caisse : j’entends alors des glissandi liquides, lisses et immatériels.
J’aime cet instrument si souple, qui me semble si proche de notre piano : capable de toutes les nuances, du piano au forte, apte à produire des mélodies et de riches polyphonies, à varier les timbres, à pratiquer le vibrato, le glissando ou encore des sons harmoniques. Les cordes sonnent comme des caresses ou comme des cloches, comme des lames de bois ou de cristal, comme des cordes pincées, frottées, frappées.
J’aime cette richesse liée à cette économie de moyens.
J’aime la musique quand elle est belle et sans artifices.
J’aime cette capacité du son à faire surgir des mondes.
J’aimerais être Franz Liszt et composer quelque chose comme la Sonate en si mineur, pour le yatag…
Comme prévus, l’enregistrement est réalisé en deux jours… mais il me reste un important travail sur le montage définitif, quelques réglages fins qui ne se réalisent pas ailleurs que dans un vrai studio d’enregistrement, sur une “bonne écoute”: un lieu doté d’une acoustique adaptée et de haut-parleurs d’une très grande qualité. Ce travail sera possible à Lyon très prochainement, en présence de l’artistes, puisqu’une nouvelle tournée de concerts se mets en place. Je suis déjà en contact avec Arc-Music, une compagnie anglo-américaine qui s’engage à poursuivre avec d’autres disques si celui correspond à son attente… l’enjeu est multiple…
Il me faut aussi mettre en forme une documentation sur l’instrument, son histoire, une biographie de l’interprète, des photographies (la pochette sera réalisée par le photographe Christian Varlet) et encore rédiger une commentaire sur chaque pièce, et mettre à contribution Bulgantamir Sangidkhorloo l’exellente interpète et amie qui, en Mongolie nous accompagne depuis plusieurs années…
À peine la tounée terminée, le disque est livré édité, distribué, le voici ci dessus : cliquez sur l’image pour écouter de larges extraits !
à suivre
Post scriptum
Je ne suis toujours pas Franz Liszt… mais j’ai eu la prétention, quelques années plus tard et à la demande de la musicienne, de composer une sonate pour Yatga, en trois mouvements comme le veut la tradition occidentale, mais sur des gammes pentatoniques comme le veut la tradition mongole …
Tout ne s’écrit pas facilement sur une partition : certains gestes appartiennent à la musique orientale comme le glissando ascendant ou descendant, comme les nombreux modes d’attaque de la corde y compris les frottements et l’usage de l’archet, comme la manière de conduire le vibrato dont les vitesses évoluent… Alors nous avons dû nous mettre d’accord sur des signes particuliers. Puis les partitions ont fait de nombreux aller/retour par mail, afin d’être validées par les mains de l’instrumentiste : en effet, certains traits apparemment simples nécessitent les deux mains pour un seul son… d’autres risquent tout simplement d’être injouables si l’on ne se met pas dans la position de la personne qui, un jour, concrétisera l’écrit. Tout appelle une vraie connaissance de l’instrument.
Ici, le deuxième mouvement, lento, est entièrement bâti sur les chants traditionnels qui font l’éloge de la flèche lors des concours de tir à l’arc. J’avais souvent enregistré ces chants lors des fêtes du Naadam, grande fête nationale réunissant les meilleurs tireurs et tireuses de toute la Mongolie.