Jeudi, presque toute la journée…
Comme tous les jours : répétitions au théâtre.
En cette année 2011, la Mongolie fête les 100 ans de son indépendance, entre l’Ours et le Dragon. Et le directeur du Théâtre National des Arts Traditionnels nous a demandé, à Kilina Crémona et à moi, en collaboration avec Bayarbaatar Davaasuren et la troupe des danseurs du théâtre, de proposer un spectacle chorégraphique autour de cette idée.
Entre l’Ours et le Dragon. Voilà un très bon titre que Kilina propose spontanément pour notre spectacle. Les danseurs sont tous mongols, le décorateur aussi, ainsi que la costumière. Mais les chorégraphes et compositeurs sont français associés à des artistes locaux. Enfin, le personnel du théâtre : machinistes, régisseurs son et lumière, personnel de salle et d’accueil ou administratif tous sont à nos côtés et apportent leur culture, leurs compétences, leur bonne humeur et leur merveilleux sens de l’accueil et un certain sens de l’inertie commun à tous.
Dans le théâtre des arts traditionnels, en plein chantier de restauration intérieurs, tous ce petit monde s’agite depuis déjà deux mois, quand je le rejoins, à 10 jours de la création.
Depuis la fin août, nous avons échangé par le Net les fichiers sons et les projets musicaux que je travaillais à Lyon, dans le calme du studio. Et maintenant je débarque avec plusieurs heures de “matériaux musicaux” qu’il me faudra mettre en forme, avec le spectacle qui se monte, comme on agence les pièces d’un puzzle.
Chaque matin, je reste dans ma “chambre de luxe”, et je compose sur mon ordinateur, dans un calme relatif et les odeurs de cuisine de la chambre d’à côté. Vers 11h. je rejoins la compagnie, pour un filage, qui me permet d’entrevoir le futur spectacle dans la continuité. Chaque jour, je corrige, j’adapte ma musique à une forme chorégraphique elle-même en perpétuelle mutation.
Certains jours les répétitions se font dans le studio de dance, d’autres fois directement sur le plateau du théâtre, tout cela dépend de l’emploi du temps de la grande salle encore très occupée par les représentations destinées aux nombreux touristes internationaux. Ce bâtiment m’étonne par la synthèse, faite à la manière soviétique, entre l’orient et l’occident : c’est à la fois une construction très officielle avec sont entrée digne des grands temples grecs et mille détails décoratifs typiquement mongols, nous rappelant l’épopée de Chinggis Khann et les fêtes du Naadam. Le studio juxtapose les grands lustres de verre aux innombrables pampilles et les appliques mongoles supportant des longues franges de laine écrue surmontées d’emblèmes dorés reprenant le dessin du drapeau national.
Aujourd’hui, tout se passe dans la grande salle.
Depuis ce matin, je regarde les danseurs… pas la chorégraphie mais les danseurs : ils sont comme des enfants : jeunes, insouciants, enthousiastes, inépuisables, spontanés et tellement joyeux.
Ce spectacle est pour eux l’occasion de se mesurer à la danse contemporaine, alors que leur formation n’est pas “classique occidentale” mais “traditionnelle mongole”. Cela veut dire que pour eux, tous les gestes enseignés par Kilina sont nouveaux. Ces danseurs ont été recrutés parmi les plus jeunes de la troupe permanente du théâtre, mais cela n’explique pas entièrement leur côté puéril. Les mongols nous sont souvent apparus ainsi, s’amusant de tout dans une perpétuelle bonne humeur et un détachement souvent déconcertant. Mais jusqu’à aujourd’hui, je n’avais encore jamais vu ça. Ils sont à la fois investis dans le travail, pleins de bonne volonté et d’engagement et, simultanément, hors du travail. A peine l’un d’entre eux doit-il sortir en coulisses pour les besoins de la chorégraphie, que le voilà au téléphone. Dans la scène deux, Erdenet entre sur le plateau à la 5ème minute : cela lui donne suffisamment de temps pour regarder, vautré sur un rouleau de tapis de danse, les combats de lutte traditionnelle (le sport national qui a valu à la Mongolie sa seule médaille olympique) retransmis en direct sur une mini télévision. Un trio de filles se transforme en salon de bavardage au point que je me demande si elles dansent pour de vrais et si je dois mettre la musique. Pendant ce temps, Paco, dans un coin du plateau, fait de pompes, ou des barres parallèles alors que cinq minutes auparavant il se plaignait d’être blessé et menaçait de ne pas venir demain. Au cours d’un ensemble assez mouvementé dans le final, l’un d’entre eux danse comme un manchot : il tient son téléphone près de l’oreille d’une main, et de l’autre cache sa bouche. Pendant que Kilina explique certains mouvements, les garçons font un concours de break danse, et les filles jouent à se photographier en ma compagnie : à tour de rôle elles se positionnent autour de moi et font tourner l’appareil photo.
Il se dégage de tout cela une ambiance joyeuse, insouciante du lendemain et surtout cette impression de très grande énergie et d’agitation qui se dégage des troupes d’oiseaux, juste avant l’envol. Tout cela déprime Kilina et m’amuse beaucoup. Pourtant, ils sont au travail : depuis 10h ce matin, ils courent dans tous les sens, sautent, s’agitent, se portent, se jettent, et réalisent, bien plus difficilement, des ensembles lents. A midi ils ont droit à une courte pause d’une heure puis le travail reprendra jusqu’à 17H afin qu’ils puissent rejoindre la troupe permanente du théâtre pour la représentation de 18h destinée aux touristes encore nombreux dans la ville, et durant laquelle ils vont de nouveau courir, sauter, s’agiter…
Mais à 15h : panne d’électricité. La panne ne concerne pas la salle, ni le théâtre, mais tout un quartier si ce n’est toute la ville. Il en est de l’électricité comme de l’eau chaude, il faut être patient et philosophe : il y en a, ou il n’y en a pas, et rien n’est prévisible. Nous nous retrouvons dans le noir. Un vrai noir. Pas celui que nous connaissons dans les théâtres occidentaux, avec les issues de secours qui clignotent, mais un noir total. Pourtant, pas de bruit, pas de panique. Chacun ici est habitué. Depuis quelques années, on vend partout des briquets jetables, fabriqués en Chine, munis d’une petite lampe de poche. Et d’un seul coup, les voilà qui surgissent des poches comme autant de lucioles. Les non-fumeurs se jettent sur les téléphones qui deviennent autant de points lumineux et blafards. On se réunit, autour d’un sac de “graines de pommes de pin”, plus exactement des graines de mélèze, comme une troupe de mésanges en forêt : ça piaille et ça sème des coquilles un peu partout à l’entour. La lumière risque de revenir vite…
Puis petit à petit, le silence se fait dans la grande salle. A la faveur de l’obscurité, tout le monde disparait, discrètement.
Vers 16h, l’électricité revient, mais la troupe s’est volatilisée avec une grande partie du personnel du théâtre. Nous éteignons toutes les machines, les lumières, les amplis… nous continuerons demain, si les conditions le permettent.
Chevaux filles
Chevaux garçons
À suivre…