Mardi soir :

Le spectacle est annoncé pour 20h, et je me demande, alors que le “plan de communication” s’est mis en place en cours de semaine dernière, s’il y aura un public pour donner une raison d’être à cette expérience… Mais, le moment venu, la salle se remplit d’un public varié constitué de quelques occidentaux mais surtout de ce que je pense être une sorte de bourgeoisie voire une intelligentsia mongole … 

Le régisseur son installe des micros sur l’avant du plateau, devant le rideau de scène encore fermé, et dans les coulisses, juste derrière les pendrillons : il faut donc s’attendre à des discours. Progressivement la salle passe au noir, appelant un silence relatif. Une large découpe dessine au sol un grand cercle de lumière au centre duquel viennent se placer le directeur du Théâtre, l’ambassadeur de France et une interprète. Commence alors toute une série de discours au cours desquels est fait l’éloge des longues traditions d’échanges entre la France et la Mongolie, de la valeur de leurs artistes respectifs, tout cela dans un ton très officiel et emphatique aux parfums post-communistes évident. Je suis toujours surpris d’entendre la langue mongole devenir aussi chantante, presque plus encore que la langue coréenne, lorsqu’elle est pratiquée dans les discours officiels, alors que simplement parlée elle regorge de sons gutturaux et de chuchotements. Il y a la langue et il y a le ton qui, lui aussi, rajoute à la mélodie… et de plus, l’usage du micro crée la proximité, l’intimité, le ton confidentiel.  L’emphase avec laquelle s’exprime le directeur du théâtre pourrait laisser à penser qu’il retrace l’épopée de Chinggis Khan, alors qu’il ne fait que l’éloge mérité de Kilina, qui, elle, s’ennuie à mourir, cachée dans une petite loge surplombant la salle, qui lui permettra de suivre le spectacle sans être vue.

Juste après les trois coups, diffusés à partir d’un enregistrement de gong, un rituel occidental coloré d’une sonorité orientale (nous sommes bien là entre l’Ours et le Dragon), le noir se fait, lentement.

J’aime particulièrement cet instant fugitif qui voit le silence tomber dans la salle alors que l’obscurité inonde l’espace de la salle. C’est à la fois un grand moment de suspens, d’attente, d’inquiétude voire d’angoisse … qui ne dure que quelques secondes mais que j’aime prolonger et maîtriser. J’attends, là-haut, perché dans ma petite cabine régie surplombant le public, jusqu’au plus profond du silence où même les respirations se retiennent, bien avant que l’impatience se manifeste, et je lance enfin la musique avec un sentiment de soulagement et de victoire.

Sur les premiers sons de la musique, le rideau s’ouvre, bruyamment, et découvre un décor simple mais efficace, baigné de lumières mystérieuses.

Le spectacle se transforme lentement en un instant de grâce, la confiance s’installe entre le public et nous… le miracle prévisible a lieu. Prévisible parce qu’il était évident que depuis le début, les jeunes danseurs ne donnaient pas le maximum mais se contentaient de “marquer” la danse sans aller jusqu’au fond des mouvements. Prévisible comme lorsque l’on donne un concert avec une chorale d’amateurs : tout au long de l’année on travaillotte, pas trop concentrés, bavards, plus ou moins présents alors que le chef s’arrache les cheveux et pense qu’on n’y arrivera jamais. Puis le jour du concert, les amis et les parents sont dans la salle : on panique un peu et on donne le maximum et la musique explose dans toute sa splendeur. Ce soir, c’est un peu la même chose et le miracle dépasse nos espérances : nous voyons même apparaitre des intentions, des images, dont nous pensions qu’elles ne se verraient jamais ou resteraient illisibles. La virtuosité, la dynamique, l’énergie sont là, bien visibles, et la poésie s’impose.

C’est un véritable triomphe dans une salle conquise d’avance alors que le propos n’est pas toujours facile lorsqu’il évoque des moments difficiles de l’histoire de la Mongolie.

L’adhésion du public est palpable et se ressent dans la qualité des silences accompagnant les soli risqués, les duos émouvants. Elle est aussi palpable dans les légers bruits de fauteuils qui se manifestent dans les moments de transitions, les interludes musicaux, mais aussi dans ces frémissements qui nous permettent de mesurer la manière dont un public nous accompagne, est à nos côtés, nous fait confiance.

Les trois régisseuses lumière assurent avec un professionnalisme étonnant lorsque l’on sait que nous n’avons bénéficié que d’un seul filage en conditions réelles ! Elles sont vraiment de la partie !

La participation du public est évidente dans la manière dont il comprend la forme du spectacle et sait, au son de la musique, à la vue des ensembles chorégraphiques, que nous approchons du final à l’issue duquel explosent les applaudissements suivis de nombreux rappels.

A la fin de la représentation, nouveaux discours du Directeur du théâtre, de l’ambassadeur de France. Diverses autres personnalités que nous ne connaissons pas viennent à leur tout faire faire chanter la langue mongole dans les micros. Nous sommes littéralement couverts de fleurs que les danseuses avaient préparées en coulisses. Je me demande d’où viennent ces fleurs dans un pays où rien ne pousse d’autre que de l’herbe dans la steppe et des arbres dans les forêts dans la taïga. Je n’ai encore jamais vu de serres autour de la capitale, ni de véritables champs (mais il me reste tant à découvrir).  

Suivent des séances photos à n’en plus finir, des interviews pour la télévision, quelques journaux, puis un cocktail servi par l’Ambassade France qui s’enorgueilli de la qualité de ses vins de Bordeaux, de ses artistes et de leur puissance de travail.

Quelques jours auparavant, un peu inquiet, l’ambassadeur me confiait : « j’espère que la musique n’est pas du style France Musiques à 1h du matin… moi, j’aime la culture classique flamboyante ! » Ce soir, vers la fin du cocktail, j’ose lui confier à mon tour : « Je crains ne pas avoir été à la hauteur de France Musiques à 1 heure du matin… » On peut tout se permettre un verre à la main !

Pendant ce temps certaines danseuses se sont regroupées autour de Kilina, qu’elles regardent comme leur maître, et lui font la confidence d’être désolées de ne pas y avoir cru suffisamment tôt.

Mais nous, nous ne sommes pas désolés, cette jeune Mongolie libérée des Ours et des Dragons, qui rit, courre, saute et danse sur le plateau avant après et pendant le spectacle nous comble. 

Elles regrettent notre départ dans moins de deux jours.

 

Fin