Trois heures du matin : la petite clef dans le portail métallique est comme un passe droit.
Dans la nuit sans lune, la lumière des réverbères de la rue franchit à peine l’épaisseur des barrières de métal et de la haie de buis. Le parc est comme un trou noir dans la ville. J’y pénètre comme un voleur, ma nouvelle parabole à la main, prenant bien soin de refermer la porte derrière moi, silencieusement.
Déjà un premier Rouge-queue à front blanc, bas perché dans la haie, conjugue son chant avec celui d’un Rouge-queue noir juché au sommet de la maison du gardien, dans la lumière orangée des éclairages urbains. Si la lisière chante déjà, mon rendez-vous n’est pas là… il est bien plus loin, au centre de ce trou dans la ville. Le cris plaintif, lamentable, désolé, abandonné, du bébé hulotte appelant ses parents.
Un très léger grondement, très sourd, très grave, monte du bas de la ville où coule la rivière. Dans un moment, il se transformera en un vacarme envahissant interdisant tout enregistrement, mais pour l’instant, silence rime encore avec obscurité. Lentement, à l’aveugle, je localise l’individu. Chaque pas en avant dessine le son d’une manière plus précise et rend le cadrage plus délicat. Chaque pas en avant, longuement prémédité, fait reculer le bruit de fond mais risque de me manifester au jeune oiseau esseulé ou à ses parents susceptibles de revenir à chaque instant. Ne pas faire crisser le moindre gravier, respirer lentement, silencieusement, par le nez, résister à l’envie de réajuster le casque audio sur mes oreilles… prendre mille précautions, attendre et conquérir lentement chaque centimètre, ne pas crisper la main sur le manche du micro.
Un courant d’air, à peine perceptible, trop faible pour mettre en mouvement la feuille la plus légère, charrie des effluves telles qu’on se croirait tantôt en forêt, tantôt en Provence ou encore au bord d’un étang un soir de mai. Les parfums, légers mais bien présents, se succèdent à vive allure dans un air presque immobile alors que le grondement sourd de la ville semble avoir définitivement disparu ! L’aube, c’est un peu le printemps du jour, l’instant chargé de futur et d’espérance, le renouveau qui suit la table rase, le recommencement et non le renouvellement, avec un profond désir de meilleur…
Comme pilotées par une horloge qui réglerait le parc sur toute sa surface, diverses espèces de petits oiseaux s’éveillent presque simultanément. Un Rouge-gorge tout d’abord, immédiatement suivi de Mésanges charbonnières et bleues bientôt suivies, à la cime de l’un des plus grands arbres, du chant acide d’un Grimpereau des jardins. Dois-je choisir d’enregistrer ce fouillis d’oiseaux, au son transparent et cristallin, cette “liturgie de cristal” ou bien partir à la chasse de chaque individu, isolément ? Paysage ou portrait ? Je choisis la deuxième méthode… Progressivement, les silhouettes des arbres se détachent dans l’obscurité, il me semble déjà les connaître par cœur. J’ai déjà fait connaissance avec chaque masse, chaque branche, dans le noir… à l’écoute. Et les silhouettes, de plus en plus précises m’apparaissent comme la confirmation de ce que je ne voyais pas encore, comme des objets familiers.
Je marche et me déplace de plus en plus fréquemment, avec un sentiment d’urgence lié au bruit de fond qui monte, de plus en plus fort, de la ville en contrebas. Il me semble que je possède chaque détour de chemin, chaque bosquet comme si je les fréquentais de longue date, alors que je ne suis là, dans le noir, que depuis une heure ou deux. Ce parc est mon territoire, délimité par mon écoute. Et j’y viens fréquemment !
Tout ce que j’enregistre, c’est du bonus ! J’étais surtout venu pour le bébé hulotte, il est dans la boîte. Mais une sorte de boulimie me gagne : capter l’instant très court en un minimum de temps ! Puis-je fixer aussi cette lumière grandissante ? Puis-je enregistrer aussi la carte du lieu ? Pour partager tout cela avec un hypothétique auditeur ? Pourra-t-il entendre tout ça ?
Un camion passe dans la rue, la grande porte à doubles battants s’ouvre maintenant avec un bruit de ferraille laissant entrer une première équipe de jardiniers municipaux, clope au bec, s’interpellant bruyamment. Mon heure vient de sonner, je ne suis plus chez moi ici…
Dans les premiers rayons du soleil, je croise un jardinier étonné… le parc était fermé, y ai-je passé la nuit ?
A la maison, les enfants se lèvent lentement. J’ai eu du mal à me garer. La radio donne les infos, la lumière inonde la cuisine, je presse un peu le rythme. Je n’aime pas qu’ils soient en retard. Je coiffe les filles, range les bols, cherche les chaussures sous les meubles, remplis les cartables de tout ce que je trouve, pousse mon petit monde dans la voiture…
Retour dans le parc.
La villa Gillet qui n’était qu’une ombre dans la nuit trône massivement au centre de l’espace, en plein soleil. Quelques joggers dépensent leur énergie en soufflant comme des cocottes minutes, des marcheurs fébriles traversent le paysage un cartable à la main. Les jardiniers ratissent et taillent, comme tous les matins. Quelques adolescents se sont donné rendez-vous près des boîtes aux lettres pour draguer un peu avant le début des cours. Le personnel de la villa fume des clopes, avant de rentrer. Le trafic ininterrompu, tout autour de nous, rempli l’espace de senteurs urbaines chargées de sons lourds et opaques.
Et je traverse le parc à mon tour pour me rendre au travail.
Personne ne regarde, personne ne voit. De fait, il n’y a rien à voir, rien à entendre. Ce lieu n’est plus le même. Moi-même, je ne le connais pas, je ne le connais plus, mais je garde en moi l’intimité d’un lieu que j’ai connu dans d’autres circonstances.
Celui-ci m’appartenait, il m’appartient encore, il m’appartiendra toujours.
Lyon Juin 1995