Paysagisme : composer un paysage.
Avec “Paysages sonores de Toscane”, j’ai réalisé, il y a quelques temps déjà, un CD consacré à l’un des paysages les plus représentés de toute l’histoire de la peinture.
Des fresques de Giotto aux toiles de Vinci, en passant par Botticelli, Masaccio ou Fra Angelico, et toute l’école des “peintres paysagistes”, les paysages toscans appartiennent à notre culture, constituent un fonds inépuisable d’images.
“Paysagisme”: j’emprunte ce mot au vocabulaire pictural pour expliquer ma démarche.
Comment restituer le son de tous ces paysages ? Somme toute en m’inspirant des méthodes picturales employées par tous ces grands artistes : parcourir ce paysage pour m’en imprégner, le comprendre, me l’approprier. Repérer tout ce qui en constitue l’identité : chacune des espèces, bien sûr, de la plus petite ou la plus discrète à la plus visible et la plus nombreuse, mais aussi chaque élément représentatif du biotope : couvert végétal, reliefs, éventuelle présence de la mer ou de cours d’eau, forêts ou zones agricoles, habitats et constructions humaines etc. Prendre conscience puis prélever avec précision chacun des éléments sonores représentatifs, comme autant de détails, tous importants, afin de les assembler dans un strict respect des densités, de leur organisation dans la durée, des unités de lieu et de temps pour, en fin de compte : recomposer le paysage. Tenter de révéler la musique naturelle de la Toscane, permettre à l’auditeur d’en apprécier les paysages, les parfums et les lumières grâce à la magie du son enregistré et sa capacité à générer en nous des images mentales.
Pictorialisme : magnifier un paysage.
L’image sonore, fixée sur un support, se présente comme l’image visuelle captée par l’objectif : un objet manipulable dont le sens même peut varier avec l’usage que j’en fais, les lieux où je l’expose. Une image fixée, mais vivante… un morceau de temps et non un arrêt sur image.
Du corps sonore à l’objet sonore… éditer l’article ?
Se pose alors la question de la “vérité” de la représentation et de sa valeur subjective. Tout ce que j’ai perçu et vécu sur le terrain sera-t-il perceptible par le seul biais de l’écoute de sons fixés sur le support, tel que “captés” par le microphone ? Un paysage fixé par l’objectif restitue-t-il aussi la vision “subjective” du photographe ?
“Pictorialisme” : j’emprunte ce mot au vocabulaire photographique pour expliquer ma démarche.
Le pictorialisme est un véritable courant artistique, né à la fin du XIXe siècle, mettant l’accent sur les qualités esthétiques de la photographie, dans le but d’en faire une œuvre d’art à part entière et non un simple objet résultant d’une reproduction mécanique de la “réalité”. L’image photographique est manipulée au moment du développement ou du tirage, afin de valoriser une atmosphère, susciter une émotion vécue au moment de la prise de vue.
Le pictorialisme rejoint l’idée selon laquelle l’art photographique se pense comme la peinture ou encore l’eau-forte qui sont à la fois des représentations et des interprétations de la réalité. Il s’oppose en cela au courant documentaire alors très fort en photographie. Les pictorialistes sont souvent des voyageurs ou des explorateurs dont la volonté est de “faire ressentir” les situations, quitte à pousser certains contrastes, découper, recadrer l’image, voire surligner ou souligner légèrement certains détails au crayon directement sur le tirage. La recherche esthétique, plastique et subjective semble donc nécessaire pour transformer la photographie, moyen de restitution de la réalité pure, en art à part entière.
Or il est bien difficile, à partir de là, de déterminer où débute cette démarche pictorialiste ! Chacun sait que le fait même de fixer une réalité quelconque sur un support constitue déjà une interprétation. Le cadrage, mais aussi le choix des moyens techniques mis en œuvre (noir et blanc ou couleur par exemple) sont déjà des actes décisifs imposant la présence du photographe entre la prétendue réalité et le spectateur. Enfin, le mode de restitution, sur un livre, dans un album ou une galerie, en petit ou grand format, encadré ou non, isolé ou positionné dans un ensemble, confère un statut à la photographie qui glisse facilement du document vers l’œuvre d’art, entrainant avec elle son auteur qui, initialement reporter, devient artiste.
De là à douter que derrière toute photographie se cachent des gestes pictorialistes, alors même que ces gestes tendent à être indiscernables pour gagner en efficacité, il n’y a qu’un pas !
Elles sont là toute la complexité et l’ambiguïté du travail dans la réalisation d’un paysage sonore naturaliste. Il y est question de préserver une “vérité scientifique” et même de la servir par une écriture, une réécriture passant par l’intervention cachée de celui qui risque bien de se présenter à nous sous les traits d’un artiste.
Le poète est un “voyant” aurait dit Rimbaud…
Les filtres du studio, les courbes de volumes, les moyens de montage permettent la sélection des sons, leur valorisation, leur positionnement dans l’espace du temps mais aussi l’espace acoustique. Et la vérité consiste à respecter les cadences, le calibre des sons, leur place dans l’image acoustique, les unités de lieux et de temps : toutes ces logiques qui s’apprennent et se comprennent sur le terrain, dans un rapport direct avec la nature. Derrière ce positionnement “artistique” voire “poétique”, pas de fantaisisme mais un véritable souci de réalisme poussé jusqu’au domaine du ressenti et des impressions que l’usage du seul microphone ne restitue pas.
Les outils seuls ne disent rien, et bien souvent manquent de “transparence” ou de fidélité. Alors que sur le terrain mon oreille alterne divers modes d’écoute avec une grande rapidité : écoute large, en alerte, sélective tentant d’identifier, voire musicale et confiante, le microphone capte et restitue globalement, à plat, sur un support devenu document à partir duquel toutes mes subtilités d’écoute deviennent vaines.
Alors il me faut tricher pour ne pas tricher, sélectionner pour être vrai, et surtout rester discret et ne pas me faire voir (ou me faire entendre). Car ce qui compte, pour l’auditeur, c’est le paysage, pas l’artiste qui doit être invisible, condition indispensable pour que le paysage restitué soit vrai et crédible.
En fin de compte, le compliment ultime ne serait-il pas ce simple cri d’enthousiasme : « on s’y croirait ! »