PRATIQUER, PROPOSER, ÉCOUTER, ENREGISTRER, VALORISER LA MUSIQUE DANS DES LIEUX CONVENABLES.

En concert

A chaque musique semble correspondre un lieu, un espace plus ou moins dédié où, habituellement, logiquement, elle se pratique. Ainsi parlons-nous de “musique de chambre” pour signifier des espaces plutôt domestiques (au 19ème siècle la musique de chambre sera souvent qualifiée de “musique de salon” ce qui apporte des précisions peut-être nécessaires, mais révèle aussi un certain état d’esprit dont la musique est empreinte). En d’autres circonstances, nous parlons de chant “a cappella” pour signifier “comme dans une chapelle” ce qui sous-entend aussi sans les instruments autrefois prohibés dans les lieux religieux. A presque tous les types de musique correspondent aussi des espaces de diffusion créant des conditions pour la rencontre avec les publics (des opéras pour les opéras, des auditoriums pour les musiques de concert, des stades de foot pour les Rolling Stones !)

Tout ceci semble évident à tel point qu’il peut sembler superflu d’aborder la question.

Cependant, nous vérifions aussi que les lieux, leurs formats, et donc leurs acoustiques se sont modifiés au fils du temps. De la même manière que nous nous posons la question des instruments d’époque, devrions-nous nous poser la question des lieux d’époque pour nous rapprocher au mieux d’une certaine authenticité ? De nos jours, la musique de chambre se fait entendre dans les grands auditoriums, autant que dans les églises… dans lesquelles les instruments ont fini par s’imposer. Nous écoutons volontiers la Grande Messe en Ut de Mozart, dans la grande nef d’Ambronay et son importante résonance jugée plutôt flatteuse, alors que les églises salzbourgeoises, meublées, habillées, couvertes de tapis et de tentures sonnaient comme de grands salons dans lesquels, depuis longtemps, on ne chantait plus a cappella !

En composition

En composition, de la même manière, on pense le plus souvent la musique pour un lieu particulier ou un type de volume auxquels correspondront des dispositifs techniques ou instrumentaux, et un certain public. Cela sous entends à la fois une conscience des dimensions du lieu, de son acoustique, mais aussi du public, de son positionnement, de son importance, de ses habitudes comportementales, de la forme du rituel de concert. En retour, imaginer l’œuvre à venir dans un volume précis détermine souvent son instrumentation, ses tempi, la complexité de l’écriture, le souci du compositeur étant toujours celui de la lisibilité du propos.

C’était particulièrement le cas pour une composition destinée au réfectoire de l’Abbaye de Noirlac, lieu de lectures recto-tono pendant la durée des repas monastiques.

Toutes ces considérations s’appliquent d’ailleurs de la même manière aux musiques électroacoustiques ou faisant appel aux technologies du son.

Et ces mêmes technologies rendent possible les concerts des Rolling  Stones dans les stades, dont l’acoustique est déplorable mais les capacités d’accueil plus que décuplées.

DÉLOCALISATIONS…

Aussi, depuis plusieurs années, proposant aux publics européens des musiques traditionnelles de Mongolie, j’en suis arrivé à me poser la question des lieux propices à l’écoute des musiques de la steppe. Les théâtres sont-ils bien adaptés à une musique qui se destine le plus souvent à des auditoires très restreints ? Entendue sur place, là où elle est née et où elle s’est développée, nous sommes saisis par la symbiose qui s’établit entre le son des lieux et la musique même. L’absence totale, ou presque, de réverbération sonore en plein air, ou dans la yourte de feutre, est-elle compatible avec les espaces pensés pour la musique occidentale ?
Dans le même temps, depuis quelques années, les plus grands chanteurs de Khöömii se manifestent dans les grandes salles de la capitale mongole pour répondre à l’appétit de grandes masses touristiques. S’impose alors une autre question cruciale : faut-il avoir recours au microphone et à l’amplification ?

En Public

L’usage du microphone et de l’amplification modifie notre perception du “calibre des sons”. Alors que la puissance vocale du chanteur s’adapte toujours aux lieux et à l’importance de son auditoire (je parle de volume sonore là où il est aussi question d’expressivité), le microphone modifie radicalement les échelles, et notre lecture du message sonore s’en trouve bouleversée. La grande proximité du micro nous rapproche de l’artiste, jusqu’à nous permettre de saisir la moindre de ses respirations, alors qu’il reste lointain, souvent seul au centre d’un grand plateau. Le volume sonore de cette légère respiration ramené à l’échelle de toute une salle, offre ainsi une sorte de caricature du naturel. Ce qui semble évident pour la voix et le chant, est tout aussi évident pour ce qui concerne les instruments de musique inscrits dans notre culture. (Pour tous les sons non inscrits dans notre culture, toute comparaison avec le naturel étant impossible, la question devient tout autre…)

Enregistré

En revanche, l’enregistrement semble souvent vouloir servir cette proximité de l’artiste. L’entendre de près jusqu’à la moindre de ses respirations  nous donne l’illusion qu’il est réellement présent dans notre salon, voire entre les deux portières de notre voiture…

Toutes ces réflexions me sont venues lors de l’enregistrement, pour Arc/Music, du CD de Bayarbaatar Davaasuren : L’Art du Khöömii.

Dans ce disque, tous les morceaux ont été enregistrée en “chambre anéchoïque” c’est à dire dans un espace dénué de toute réverbération ou presque. Cela se fait pour de nombreux chanteur auxquels on rajoute éventuellement un peu de résonance par la suite au moment du mixage.Ainsi, écouter le chanteur sur les haut-parleurs de votre chaîne place l’artiste à l’intérieur même de chez vous, ou juste à vos côtés lorsque vous conduisez ! Mais ici ce qui mérite d’être mis en avant est l’absence volontaire de tout effet sonore ou de résonance, autant sur la voix que sur les instruments. Le son est présenté tel quel, comme entendu dans l’espace acoustique mat de la yourte.
Mais le disque se termine d’une toute autre manière.

Depuis longtemps, je rêvais de faire visiter à mon ami mongol les joyaux de notre architecture de pierre. Lors de l’une de ses premières tournées en France, nous vint l’idée d’enregistrer certaines séquences de chant diphonique dans la crypte de Saint Bénigne à Dijon… juste pour voir, et pour entendre… Une improvisation dans une acoustique nouvelle, impossible en Mongolie. L’effet était saisissant : les harmoniques du chant semblaient planer entre les voutes pour ne jamais mourir… le pianissimo apparaissait aussi riche que le forte. Mais, de plus, mon ami Bayarbaatar s’appropriait les lieux en un instant et trouvait très vite un mode de chant véritablement adapté à cette acoustique nouvelle pour lui, ou, pour être plus précis, trouvait instantanément dans son répertoire et ses propres techniques vocales les éléments précis qui serviraient à la fois son chant mais aussi le son du lieu.

Par la suite, nos tournées nous conduisirent deux fois de suite à l’Abbaye de Noirlac, et le projet de préparer une plage spéciale pour un futur CD s’imposa. La première fois, les enregistrements admettaient l’idée de déplacements du chanteur dans l’espace… Mais le résultat était assez confus et rien ne semblait justifier les déplacements de l’artiste. La deuxième fois, après de longues séances de répétitions,  nous étions fins prêts ! La bonne position des micros était trouvée, les musiques et leur succession étaient définies. Nous entrions dans une sorte de composition nouvelle, alors que dans le même temps nous enregistrions des morceaux purement traditionnels.
Une belle stéréophonie de phase, un bon positionnement du chanteur dans l’espace, une distance bien réglée entre lui et les micros, et maintenant, votre salon prend les dimensions de la grande nef de Noirlac… à moins que le miracle se produise dans votre voiture…