Comment exprimer le silence autrement que par des roulements de timbales ?
La musique et le son de la musique pataugent souvent dans ce paradoxe…
Depuis quelques temps une idée me fascine… sur laquelle je ne m’étais jamais véritablement arrêté : nous sommes capables, par la lecture, d’entendre une musique ! Par lecture, bien entendu, j’entends “lecture d’une partition”. Les signes, les codes et les valeurs inscrits sur cette partition me permettent, intérieurement, d’entendre la musique… Dans le silence de la page, j’entends de la musique, où que je sois, même immergé dans un univers bruyant ! dans le train par exemple…
Je réalise aussi, dans le même temps, que la partition me permet d’entendre la musique… mais pas vraiment le son ! Le son, je l’imagine produit par les instruments dont le nom figure souvent au début de la ligne… ou bien je l’invente si rien n’est écrit en début de ligne… je l’imagine mais je ne l’entends pas.
Le son n’est pas écrit.
Je peux penser les hauteurs et les rythmes, mais rien n’écrit le son sur une feuille de papier, en tout cas, pas avec les notes que j’ai appris à lire avec tant de difficultés ! Avec les spectrogrammes, les sonagrammes et toutes ces représentations techniques et esthétiques, soyons honnête, je vérifie ce que j’entends, mais je ne lis pas vraiment, je n’entends pas intérieurement, tout au plus je me souviens.
Peut-on dire le son sur une feuille de papier ?
Peut-on dire le son dans le silence de la page ?
Je repense à François Bayle qui me disait un jour : « C’est parce que nous ne savions pas inscrire le son, que nous avons inventé l’écriture ».
L’idée me travaille depuis que je me suis aperçu à quel point j’entends certaines scènes dans mes lectures, et à quel point j’y suis sensible. Ici, je parle de la prose, ou de la poésie, de ce qui s’écrit avec des lettres sur du papier libre, pas avec des notes sur du papier réglé !
Les arts de l’absence sont dotés d’un incroyable pouvoir d’évocation.
Le parfum active l’imaginaire et magnifie le souvenir. L’écoute acousmatique, privée d’image, génère l’image mentale. La lecture d’un texte nous permet de “faire connaissance” avec des personnages jusque dans leur plus secrète intimité, jusqu’à leur prêter un visage… et voici que depuis peu je vérifie à quel point je suis sensible au son, jusqu’à l’entendre jaillir du plus profond du silence de la page…
« Une nuit noire est tombée, ouatant les rares lumières. La ville a disparu et Pomme Bleue somnole bercée par un long chuintement qu’interrompent parfois d’étranges bruits de succion, glissement éperdu des roues sur la chaussée trempée, pieds du tireur de pousse pousse claquant dans les flaques. »
Ces quatre lignes, trouvées dans Les dix mille marches de Lucien Bodard, éveillent mon admiration.
Je n’ai encore jamais réellement entendu claquer les pieds nus des tireurs de pousse pousse sur l’asphalte mouillé de Changaï ou d’ailleurs, et ai-je jamais perçu un jour ce léger glissement rapide du caoutchouc des roues ? Pourquoi évoquer ces sensations avec tant de justesse et de poésie, alors que cela ne fait avancer l’intrigue en rien ? Sans doute pour reconstituer, au fil de ma lecture, ce film muet et sans images qui se déroule dans mon imaginaire… pour en fortifier la bande son et ainsi son efficacité.
« Dans l’air pur de la montagne, empli de la senteur des plantes épanouies et du souffle de la terre, résonnait l’intarissable chœur des insectes qui accomplissaient leur petite mais indispensable besogne dans la grande forge de la nature.
Le mystérieux oiseau Tsiaor criait quelque part et l’écho lointain répétait son appel.
Un petit tamia rayé sauta sur le toit du temple et s’arrêta tout étonné de voir l’étrange figure d’un garçon qui priait à genoux.
Il siffla plusieurs fois, agita sa queue et se précipita vers sa demeure, sous le tronc d’arbre abattu, pour communiquer à sa compagne une si étrange découverte ».
Ici, c’est Nicolas Baïkov, explorateur de l’Extrême Orient au tout début du XXème siècle, qui me parle dans le silence d’une page tirée d’un petit livre : Dans les collines de Manchourie.
Et là encore. Je suis admiratif ! non seulement j’entends les sons de la scène, mais surtout je perçois, au-delà des odeurs, le large espace de l’image acoustique, avec sa profondeur de champs, les éléments statiques qui la constituent et ceux qui s’y déplacent donnant de la vie à l’image. Ici, seul le monde animal est sonore, une véritable “biophonie” dirait Bernie Krause dans Le Grand Orchestre Animal, et l’unique présence humaine de ce tableau est silencieuse ! J’entends ces quelques lignes comme une petite composition musicale savamment orchestrée. Une miniature accordant autant de valeurs aux sensations visuelles, qu’auditives ou olfactives.
Et ces quelques lignes que j’emprunte à Françoise Perriot qui décrit les comportements d’écoute d’un jeune trappeur dans ce très beau livre intitulé : J’ai entendu pleurer la forêt.
« Cheminer dans le silence (…) Écouter, écouter et encore écouter pour entendre vraiment. Et fermer les yeux pour distinguer chaque particularité des sons, parfaire sa sensibilité aux odeurs. Atteindre la sensation de devenir invisible, se fondre dans la nature, se mélanger à tous ses mystères, s’y retrouver entier, infiniment vivant, enfin commencer à comprendre… à en être infiniment heureux. »
Écouter, entendre, comprendre… dans ce court paragraphe, trois verbes se référant aux qualités de perception auditive de notre héro … trois manières de nous faire apprécier le caractère affuté de son rapport au sonore.
Je ne pousserai pas plus loin mes spéculations sonores, mais j’invite volontiers le lecteur à se replonger dans ces pages au cours desquelles Victor Hugo nous fait vivre l’ivresse de Quasimodo sonnant les cloches de Notre Dame de Paris jusqu’à en perdre l’audition.
Si les partitions regorgent de musiques, souvent abstraites ou décharnées de son, certains livres déversent en moi des univers de sons et d’acoustiques remarquables… que j’entends comme autant de musiques.