J’ai écrit l’article qui suit en 2008, près de 20 ans après les faits qui s’étaient déroulés dans le cadre du tout nouveau festival des Trente-huitièmes Rugissants à Grenoble.
Et aujourd’hui, je relis cet article, avec une grande émotion, près de 20 ans après sa rédaction, je ne change pas une ligne…
Je mesure à quel point, intuitivement, sans en avoir vraiment conscience, nous explorions de nouveaux modes de relation aux publics, nous concevions et expérimentions de nouveaux dispositifs d’écoute et de concerts… et surtout, nous participions à une réelle sensibilisation aux questions relatives à la place de la nature dans les musiques, à l’audio naturalisme, à une époque où tout cela n’était pas vraiment à l’ordre du jour …
Tout cela n’aurait pu se faire sans la forte incitation de Benoît Thiebergien, directeur de ce festival pionnier, de Cyril Prébet régisseur du GMVL, et bien entendu de mon ami Jean Roché qui nous fournissait l’essentiel de la matière sonore de ce concert.
Le Grand Concert d’Oiseaux allait rapidement se refondre en L’Aube Perpétuelle, incluant mes propres enregistrements, grand concert de plein-air qui, depuis, a été donné plus de 60 fois dans toute l’Europe et même Outre-Atlantique.
OISEAUX D’HIVER
– Un concert en plein air un soir de 8 Décembre ? Tu n’y songes pas ?
– Si, je suis sûr que c’est possible, il suffit de conseiller au public de s’habiller chaudement. Imagine… dans le noir de l’hiver… avec une lampe de poche…
– Benoît ! un concert en hiver, c’est quand tu veux, sur la banquise si cela te fait plaisir, mais pas le 8 décembre !
– Et pourquoi pas ?
– Parce que le 8 Décembre, c’est à Lyon, avec les enfants, et des lampions sur toutes les fenêtres.
– Tu peux bien changer une habitude.
– Non, les enfants n’accepteront pas. Et moi non plus.
– C’est important pour le festival, c’est même une épreuve de vérité.
Il faut bien vivre… et nourrir les enfants… et tenter l’impossible…
Et nous voici, par un froid de canard, grimpant des quantités de haut-parleurs dans les arbres du Muséum d’Histoire Naturelle, dissimulant les câbles dans les buissons. Depuis deux jours, les régisseurs du Cargo tirent des lignes pour alimenter les différents postes techniques. Le câble est dur, rigide, gelé. On nous annonce du beau temps : soleil et air glacé. Nous gardons les amplis bien au chaud dans le camion, et lorsque nous les installons en plein air, c’est pour ne plus les arrêter, afin que la chaleur se maintienne. L’électronique ne gèle pas quand elle est en fonction, de ce fait, je mets la radio sur l’un des systèmes à peine monté… La radio, haut-perchée au sommet des arbres, sonorisant tout le parc, nous donne les dernières nouvelles… Alors que le vieux Bush se prépare à la guerre en Irak, nous sommes là, congelés, installant un concert improbable.
Pour une représentation prévue à 20H30, il nous faut travailler dur et ne pas quitter la place, de 6 heures du matin jusqu’au moment du concert. De la nuit à la nuit. Un travail physique. Des kilomètres à pied, pour installer les paysages sonores de l’Afrique, de l’Asie et de tous ces pays chauds. Car c’est là tout le paradoxe de ce concert : faire entendre les chants de l’aube en soirée, une fois la nuit tombée, proposer un tour du monde en quelques minutes. Inviter à la visite des pays chauds en plein hiver, à Grenoble, le huit décembre !
Et c’est aussi cela, le travail de l’artiste : voir les choses (ou les entendre), les capter, les enregistrer, puis les isoler, les assembler et les montrer, loin de leur contexte d’origine, dans ce parfait décalage qui leur donnera une visibilité nouvelle… Mais pour cela, il nous faut encore arpenter le jardin du musée, cacher toute la technique qui tuerait le rêve. Dissimuler le moindre câble sous les buissons, les massifs de fleurs et les hautes herbes. Cacher chaque poste technique, chaque haut-parleur pour tenter de sublimer le son qui fera surgir les images fortes au plus profond de l’écoute.
Heureusement, la nuit noire nous aidera.
En fin d’après-midi, dans l’air gelé, les premiers chants d’oiseaux sonnent comme du cristal…
Un encouragement à continuer. Les infos en provenance de l’Irak ne sont pas bonnes et laissent progressivement la place à cette louange ininterrompue que clament les oiseaux, tout autour du monde, depuis les siècles des siècles, alors même que l’aube, perpétuellement, tourne autour de la terre. Je repense à ce poilu de la guerre de 14, épuisé, les pieds dans la boue, qui s’étonnait de voir une grive chanter, en plein hiver, perchée sur le fût d’un canon… Une Grive draine sans doute.
Avec la nuit, lessivés, nous faisons les premiers essais sur l’ensemble du parc. Pour cela, il nous faut quitter bonnets et cagoules, pour nous concentrer sur l’image acoustique, la vérité du son. Trouver le juste niveau qui rendra l’ensemble crédible et confortable.
Quelques instants avant le concert, il nous reste encore à organiser la synchro qui permettra au public de suivre sur son livret ce qui se passe en Afrique, ou en Amérique. Le programme du festival annonce : Pour bénéficier au mieux de ce concert, il est indispensable de se munir d’une lampe de poche et d’une montre parfaitement à l’heure. Or précisément, on nous annonce du public, sans doute nombreux ! Le téléphone n’a pas cessé de sonner au siège du festival et les curieux étaient nombreux tout au long de la journée, nous posant milles questions.
Un marchand de vin chaud vient de monter une petite boutique, sous l’éléphant empaillé, à l’entrée du Muséum, tandis que l’accueil s’organise, distribuant des “pin’s” très à la mode, portant le logo des Trente-huitièmes Rugissants, à tous les premiers arrivants.
Tout le monde attend l’heure de vérité et le parc est déjà envahi lorsque sonne, dans les plus grands arbres nus de décembre, Le Chant des Oiseaux de Clément Janequin. Chacun se demande…s’interroge… perplexe… Ce concert en est encore à ses premières représentations, il n’a jamais été donné à Grenoble et rares sont les auditeurs qui savent à quoi s’attendre. L’écoute est grave et attentive, attentiste aussi. Que va-t-il se passer après la chanson polyphonique ?
Puis, enfin, c’est l’explosion.
Explosion de joie et d’émerveillements.
Au même instant, alors que quelques flocons de neige flottent dans les rayons de lumière des quelques projecteurs qui balisent les parcours, les oiseaux des cinq continents s’unissent pour chanter l’aube et l’imminence de la chaleur. Alors, dans un même mouvement, en même temps que les sons envahissent les lieux, une foule d’auditeurs se répand, silencieusement, sur toute la surface des jardins ! Sur toute la surface de notre petit monde ! Un public bigarré, à l’image des oiseaux du globe, rassemblés ici. Des adultes mais aussi des enfants, et même des fauteuils roulants ! Tout ce monde emmitouflé dans des cagoules, des bonnets, des capuches, des chapkas, avec des lampes de poche de tous formats y compris des frontales de spéléologues ! Quelques enfants courent en tous sens avec cette frénésie d’être partout à la fois, près des loups du Canada, ou des lions d’Afrique ! Car il est vrai que l’on n’isole pas facilement les oiseaux de leur paysage sonore naturel.
A l’entrée du Muséum, le public continue d’affluer et le vin chaud de couler. Les enfants ne manquent pas de s’arrêter un instant sur la fragile lumière de quelques lampions dans leurs verres, placés autour de l’éléphant. Je l’apprendrais plus tard, l’équipe du festival, consciente du renoncement que font mes propres enfants en admettant ce déplacement hors de Lyon, sacrifie au rituel du 8 décembre, à la grande joie des petits grenoblois. Le marchant de vin chaud, en rupture de stock, vient d’envoyer sa femme piller les stations services encore ouvertes à cette heure. Sous un arbre, deux ou trois magrebins frigorifiés écoutent le chant du Sirli du désert : « On est ici comme chez nous ! ça fait du bien, on l’avait presque oublié… » Une dame me demande le chemin pour l’Australie : « Ma fille s’y est installée, avec son mari, et me j’aimerais un jour la rejoindre… Je me demande si les oiseaux y chantent la même chose que chez nous ».
Un vieux monsieur, ayant repéré que je suis un peu à l’origine de toute cette agitation, se jette sur moi :
– Vous trichez monsieur, ce ne sont pas de vrais oiseaux !
– Si, ce sont de vrais oiseaux enregistrés.
– Non monsieur, moi je connais les oiseaux, ceux si sont faits avec vos synthétiseurs. Je les connais, moi, les chants d’oiseaux !
En tout cas, le public est investi ! Pour les uns le concert est un véritable jeu de piste, certains voient là une performance, pour d’autres l’intérêt est naturaliste, pour d’autres encore la situation est poétique et musicale. Quant à nous, nous observons cette affluence inattendue avec perplexité. Le public gonfle jusqu’aux derniers instants du concert. Il n’y a plus une place de stationnement dans le quartier, ce qui explique de nombreux retards.
– D’où viens-tu ?
– D’Afrique, mais je repars en Europe, je veux entendre la Suède, et toi ?
– Va voir en Asie, c’est dingue !
Mais toute chose à une fin. Et au même instant, le silence se fait, partout, laissant la place à une sorte de stupeur.
C’est fini ?
Alors, lentement, aux quatre coins du parc, avec de légers décalages, débute l’Abîme des oiseaux d’Olivier Messiaen. Quatre clarinettes, haut perchées dans la nuit, font entendre un chant désolé marquant la fin du Grand Concert d’Oiseaux. Chacun comprend et le silence est grand et respectueux dans les allées du parc, on tient les enfants par la main et l’on s’immobilise. Les arpèges de la clarinette répondent aux arpèges de la clarinette, plus lointaine, comme un écho qui précède une pensée. Sur les derniers sons, la neige tombe, lourde et silencieuse comme une couverture que l’on étendrait sur ce lieu, après la fête, comme un rideau qui tombe et ferme le spectacle. On se donne la main, on rentre chez soi. Il fait un peu moins froid, mais il est tard, et il n’y a plus du tout de vin chaud, ni de pin’s, ni de programmes, ni même d’énergie dans nos jambes !
Mais il faut replier le tout. Regrimper aux arbres, rouler les câbles et ranger le matériel dans le camion. Encore deux ou trois heures de travail et le tour sera joué. Nous marchons comme des automates, incapables d’analyser la situation, assommés par le froid, la fatigue et cette immense polyphonie qui vient de s’étouffer dans la neige.
Vers deux heures du matin, enfin au chaud à l’hôtel, une seule question demeure… Pourrons-nous reprendre la route demain matin ?
Oui, nous l’avons reprise, et la retraite de Grenoble nous pris dix bonnes heures, mais ça, c’est une autre histoire.