Le Yatga (2)

Un Répertoire

Nous pouvons supposer un répertoire d’une richesse infinie, au vu de l’importance de l’aire de répartition de cet instrument en Mongolie et en Asie sous des formes variées, mais intéressons-nous prioritairement au répertoire mongol. 

Une tradition vivante

Il y a en Mongolie un rapport à la tradition qui peut nous surprendre… et pourtant, tout y est naturel et évident.

En Europe, qu’on le veuille ou non, les authentiques musiques traditionnelles sont rares, le plus souvent mortes ou entretenues par la volonté de quelques-uns.  Ce sont bien rarement des “traditions vivantes” c’est à dire faisant partie du quotidien, naturellement entretenues et partagées par le grand nombre.
La tradition, chez nous appartient au domaine du musée, du centre de documentation, de l’étude et de la préservation du patrimoine.

Nous avons des arts actuels populaires, des musiques savantes de toutes époques, un art contemporain vivants, et des musiques traditionnelles sous perfusion, pour lesquelles nous exigeons une grande authenticité et que nous voudrions préserver de toute contamination, de tout modernisme.

Rien de tout cela en Mongolie (au moins jusqu’à ces dernières années). La musique contemporaine non plus, au sens où nous l’entendons ici, n’y existe pas vraiment. 

La musique mongole qui se pratique en ce moment puise ses sources dans une tradition vivante, encore connue de tous. Aussi la Mongolie est riche d’un très grand nombre de belles mélodies, de chansons populaires constituant un fonds important et perpétuellement disponible dans lequel tout compositeur actuel puise lorsqu’il veut faire du neuf. Cette démarche ressemble fort à celle des musiciens baroques occidentaux dans leur rapport aux musiques traditionnelles. (J.S. Bach, par exemple, puisait les thèmes de ses cantates dans le répertoire traditionnel et populaire, permettant ainsi à l’assemblée de chanter avec le chœur le jour même de la création d’une nouvelle œuvre).

Ainsi, toutes ces mélodies mongoles, originellement composées par la voix et pour la voix, venues du fond des âges, nécessitent naturellement une adaptation à l’instrument ou à la technique nouvellement employée. Ces adaptations se pratiquent encore régulièrement permettant ainsi de verser du neuf au répertoire. Et c’est le cas de la majeure partie des pièces que j’ai découvertes puis enregistrées avec Chinbat Baasankhuu. Lors des séances d’enregistrement, sentant bien des tournures de phrases ou des harmonies relativement actuelles, je lui demandais de la musique plus “purement traditionnelle”… alors qu’elle me servait de la musique contemporaine traditionnelle mongole.
C’est tout simple !

Le plus souvent, ce sont des chansons monothématiques, la forme rondeau (alternance refrain/couplet) ne semble pas indispensable.

Et les développements proposés sont de type “série de variations sur un thème”, chacune des variations s’arrêtant davantage sur un mode de jeu que sur une différence d’écriture à proprement parler. Cette forme très simple et majoritaire ne signifie pas pour autant une musique pauvre, elle permet au contraire une très grande valorisation des instruments et des interprètes au détriment sans doute du compositeur lui-même. Il reste d’ailleurs une large marge de manœuvre aux interprètes. Il suffit de comparer divers enregistrements d’une même pièce pour vérifier de grandes différences qui ne s’exercent pas uniquement sur nos valeurs d’interprétation. Ces différences laissent à penser que le compositeur accorde une grande part à l’apport de l’interprète. 
Lorsque les pièces sont bi-thématiques, elles opposent volontiers un premier thème extrêmement mélodique et lent à un deuxième thème rythmique et forte, illustrant parfaitement cette vieille opposition souvent signalée dans nos musiques occidentales : thème féminin/thème masculin.
Plusieurs de ces compositeurs de “tradition contemporaine” exercent leurs talents dans différentes directions, de l’instrument soliste jusqu’aux adaptations pour orchestre et cela avec un inégal bonheur. La pire des choses étant l’orchestre pensé à l’occidentale composé d’instruments mongols ! Pensons qu’il y a peu de tradition orchestrale en Mongolie. Les grandes formations étaient impensables dans une société aussi peu urbanisée, et le récent développement des orchestres a subi la forte influence des modèles soviétiques, tant sur le mode de fonctionnement que sur les répertoires ! Les arrangements de mélodies traditionnelles pour ce type de formation hésitent entre le grand guignol, la musique militaire ou de circonstances et la mauvaise musique de film, chargée de pathos et de moments épiques. C’est sans doute ce genre de formation qui hérite des plus mauvaises partitions parmi lesquelles se retrouvent aussi certains arrangements des ouvertures de Bizet ou des Contes d’Offenbach si ce n’est des Quatre Saisons de Vivaldi !

En revanche, la sélection de pièces proposées par Chinbat Baasankhuu pour l’enregistrement du CD ou le tournage d’un DVD comporte uniquement des pièces dignes d’un grand intérêt. Ainsi Sudgin noogo, qu’elle a adapté elle-même au Yatga, dont la mélodie est du type qui ne vous lâche plus. Ou bien sûr Mandah Nar dont la qualité d’écriture des variations est digne de l’art de Haydn, de Chopin ou encore de Mendelssohn. On s’étonnera de trouver là des références à des compositeurs d’époques largement révolues… c’est comme cela… et cela ne signifie pas à mon sens ni avancement ni retards d’évolution de langage… c’est comme cela un point c’est tout. Après un demi-siècle de musique sérielle, qui pour certains représente une véritable errance, nous sommes, nous aussi pris dans un mouvement de “volte-face” souvent nommé post-modernisme. Peut-être ne sera-t-il pas indispensable aux musiciens mongols de passer par l’expérience sérielle et post sérielle… pour rejoindre naturellement un post modernise qui souvent nous ramène aux harmonies et aux techniques d’écriture des périodes baroques ou classiques !

Une tradition orale.

Dans toutes les situations de concert, en Mongolie, je n’ai jamais vu de partitions ni de pupitre (sauf dans le cas de grandes formations orchestrales), et il est certain que cela donne à la musique un caractère vivant et spontané que ne proposent plus nos musiciens occidentaux, surtout en situation de musiques de chambre. En l’absence de partition, tout auditeur peut supposer que le musicien improvise et en tout cas maîtrise parfaitement le discours dont on peut toujours se demander s’il lui est personnel. 

De même, le concert est extraordinairement valorisé par l’utilisation des costumes traditionnels, pour les hommes comme pour les femmes. En Mongolie, un concert sans recours à ces costumes semble véritablement inenvisageable. Tous ces éléments rassemblés créent des conditions d’écoute excellentes, parce qu’elles sont uniques, pour l’appréciation d’un répertoire que l’on sent véritablement lié à une tradition, un territoire, un type particulier de rituel.

Ce côté visuel de l’écoute est enfin magnifié par une gestuelle à la fois sobre et discrète, mais aussi proposée par l’instrument lui-même. La main gauche appuyant loin sur la corde pour modeler le vibrato ou le glissando aide l’écoute dans l’appréciation du son. La précision des gestes de la main droite souligne les rythmes et les grandes différences dynamiques dans les attaques multiples. On reste fasciné par cette véritable chorégraphie des mains et des doigts de Chinbat Baasankhuu. Souvent je rêve, en concert, de retransmettre sur un grand écran en fond de scène un simple gros plan réalisé sur l’instrument qui voit se déployer cette danse de la musique.