Le son n’est qu’une aspiration au silence…
L’église du couvent dominicain de la Tourette, construit par Le Corbusier à Eveux en région lyonnaise, passe pour l’une des plus belles caisses de résonnance de toute l’architecture occidentale. Yannis Xenakis, jeune architecte, alors assistant du maître, prévoyait des structures à accoler aux paroies, destinées à absorber un peu le son. Mais le supérieur du couvent lui aurait instamment demandé d’en rester là, l’importance de cette réverbération interdisant tout bruit et invitant à une grande discipline propre à la prière, la méditation silencieuse, à des manifestations chantées d’une grande économie.
Il est vrai que dans des résonnances aussi importantes, qui se mesurent en secondes, toute parole intelligible, toute mélodie, toute prestation chantée ou instrumentale risque de se perdre dans un halo globalisant et… rien ne sert de crier pour se faire comprendre. Seuls les sons directs, de faible volume, entendus à proximité de la source sonore gardent une certaine lisibilité, alors que le niveau de la résonnance, où que l’on se trouve est entendu avec la même intensité, et la même qualité. Chaque fois que je me trouve dans un espace de ce type, je ne peux m’empêcher de penser que le son n’est qu’une aspiration au silence, une énergie qui se disperse jusqu’à disparaitre, dans un lieu ou dans un corps qui vient d’être perturbé, dérangé, déséquilibré et n’aspire qu’à retrouver l’équilibre, l’immobilité, le silence…
Ceci explique sans doute la position des chairs dans les églises, ou l’emplacement de la niche du lecteur dans le réfectoire des monastères, un peu en hauteur, au-dessus des auditeurs, sur le côté plutôt qu’au fond de l’espace. Mais au-delà des contrainte architecturales, ceci explique sans doute aussi une grande part du caractère “recto-tono” des chants et récitations qui se pratiquaient dans ces lieux, au service de la parole : pas de grandes différences d’intensités propres à exciter les résonateurs, pas de grands intervalles mélodiques propres à se fondre en des harmonies étrangères au propos, pas de grands effectifs mais plutôt des solistes afin de préserver un maximum de netteté et de lisibilité aux mots et leur expression.
Il me faudra adopter la forme d’une installation sonore : une pièce acousmatique de sept ou huit minutes destinées à être diffusée par des haut-parleurs chaque fois que des visiteurs pénètrent dans cet espace si particulier…
Tant qu’à produire du son, autant qu’il soit le plus possible adapté, nécessaire, porteur de sens ou d’un message ! Cette règle était celle des moines, et se devait donc d’être la mienne dans la composition. Je n’ai qu’à trouver les mots et la voix … puis le son…
Je trouve les deux en la personne de Pierre-Marie Chemla, compagnon de route depuis de longues années, qui vient juste de terminer un ouvrage résumant de longues années de recherches sur le chant grégorien ancien.
Les mots et la voix tout d’abord, avec la proposition qu’il me fait de travailler sur diverses interprétations duCantique des Cantiques et les commentaires que nous en a laissé Saint Bernard, précisément cistercien par excellence. Le son ensuite, si possible proche de ce qui était entendu il y a près de mille ans par des moines nombreux alignés aux bords du réfectoire, en silence, à l’heure d’un repas tout autant matériel que spirituel. Et si possible… l’esprit.
Pierre-Marie chante, dans la niche prévue à cet effet, et très vite nous constatons que le lieu et son acoustique imposent naturellement un comportement vocal, un tempo, une intensité sonore, un état d’esprit. Le juste ton se trouve là, dans le réfectoire. Et là se présente à nous la principale difficulté : il nous faut enregistrer les parties chantées comme elles sonnent dans l’espace réverbérant, mais sans la réverbération ! Si nous voulons simuler la présence du chanteur alors que précisément il ne sera jamais là, celui-ci doit être enregistré en studio, dans l’acoustique la plus sèche possible, avec un microphone de grande proximité ! Puis nous le remplacerons dans la niche par un haut-parleur. Nous enregistrerons donc cela plus tard, avec une fausse réverbération dans un casque audio, jusqu’à retrouver le son de Noirlac… puis les dernières prises, les bonnes, pourront se faire sans artifice, une fois l’esprit du lieu mentalement reconquis.
Dans l’espace sonore du réfectoire, la voix de Pierre-Marie portera la parole et le chant, à destination d’un auditoire lui aussi absent. (Le public qui visite l’abbaye et écoute l’installation sonore assiste à une scène sonore reconstituée à son intention, il y est invité comme témoin, mais pas véritablement comme participant). Et pourtant, alors qu’un frère chantait “recto-tono” d’autres frères, nombreux étaient là, écoutaient, et malgré eux, manifestaient leur présence par des sons, aussi minimes soient-ils… leurs murmures, leur rumeur donnaient aussi une dimension sonore au lieu.
Pierre -Marie est aussi bassoniste de métier, aussi enregistrerons-nous, dans l’acoustique de l’église cette fois, quelques sons filés, recto-tono (en accord avec le chant), qui manifesteront, au niveau du sol, l’espace et le volume de la scène. De la même manière nous enregistrons quelques sons de crotales (toutes petites cymbales d’une grande pureté sonore). Enfin l’oiseau qui chante naturellement recto-tono dans la composition, l’Engoulevent d’Europe, a été enregistré au pieds du Vercors, en juin, à la tombée de la nuit (un numéro de l’INDICATEUR lui est consacré).
Les crotales ponctueront la Prière préliminaire au Cantique des Cantiques tirée du rituel hébraïque, le basson accompagnera une Récitation Latine du même Cantique, l’Engoulevent enrichira le Commentaire de Saint Bernard tiré du sermon 69. Entre chaque séquence vocale, un petit développement musical sera construit à partir de ces trois matériaux sonores.
L’installation sonore prends forme :
Un haut-parleur placé discrètement dans la niche remplace Pierre-Marie. Le volume de la voix est celui qu’avait Pierre-Marie lors des enregistrements: il ne faut pas que le son semble amplifié, tout doit simuler la présence du chanteur.
Quatre petits haut-parleurs indépendants les uns des autres, placés au niveau du sol, sur les bancs de pierre sur lesquels étaient assis les convives font entendre de multiples contrepoints à la voix du chanteur, les interludes “instrumentaux”, ponctuent le temps, font vivre l’espace autour du public qui se place, tout simplement au centre du réfectoire.