Hypolaïs polyglotte et autres oiseaux…
Depuis maintenant plus de trente ans, l’écriture est devenue pour moi un plaisir, une manière de penser et repenser, d’analyser, de comprendre et peut-être aussi de classer…
Ce premier avril 2025 Jean Roché nous quittait, laissant un vide d’autant plus sensible que ces dernières années, pour moi, sa présence était comme une imminence. Nous correspondions souvent au téléphone et il avait l’art d’appeler au moments les plus inattendus… À tout moment le téléphone pouvait sonner, et il reprenait la conversation comme si elle n’avait pas été interrompue, comme quelqu’un qui fait irruption avec naturel alors qu’il était juste dans la pièce à côté.
Depuis quelques jours, j’y repense, et me reviennent à l’esprit des petits textes que j’avais écrits, il y a déjà bien longtemps, et que personne n’avait encore lu. Je les cherche, je les retrouve, je les relis, un peu comme les pages d’un journal, je n’y touche pas… il y en a sans doute d’autres…
Mais aussi, à la lecture de ces textes, je mesure les changements liés à l’évolution des techniques liées à l’audio-naturalisme, ce qui se perd et ce qui apparait…
– Qui, de nos jours, édite encore des guides sonores, quand tous les chants sont disponibles en ligne ?
– Qui, De nos jours irait rencontrer un maître de l’ornithologie maintenant que son téléphone lui permet d’identifier, en un instant, tous les oiseaux du Monde ?
Hypolaïs polyglotte
Au début des années 60, mon père, mélomane à l’esprit curieux de tout et toujours à l’affût de nouveautés, venait d’acheter un disque vinyle, en 45 tours, présentant des chants d’oiseaux enregistrés. Ce genre de chose était, pour nous ses enfants, à la fois complètement nouveau mais pas vraiment surprenant. Parmi les chants d’oiseaux, je me souviens surtout d’une voix qui annonçait l’espèce entendue, et j’imaginais un maître chanteur, demandant à chaque individu perché dans un arbre, de chanter en solo la marque de son espèce. Cette voix, assez haut perchée, de manière monotone, énumérait des noms incongrus qui, plus que les chants d’oiseaux, éveillaient notre attention et immanquablement, provoquaient en nous un état d’hilarité indescriptible. En l’absence des parents, nous mettions ce disque en secret et attendions nerveusement les fameux “les drôles de mots”… Alors que, petit à petit, le charme s’estompait, seul l’Hypolaïs polyglotte déclenchait, à chaque fois, une avalanche de rires. Allez expliquer à quoi tient le succès d’un disque !
Le portrait sonore de l’Hypolaïs polyglote tel qu’il se présentait sur les premiers vyniles, puis dans le célèbre disque :
Les Oiseaux de Votre Jardin aux éditions Sittelle
(cliquer l’image)
Bien plus tard, les chants d’oiseaux envahirent mes musiques, pour leur caractère imagé, pour l’espace de plein air, mais aussi et surtout parce qu’ils fournissent des modèles naturels que nous, prétendus compositeurs, serions bien incapables d’imaginer.
Et c’est encore bien plus tard que je fis la connaissance Jean C. Roché, dont je reconnus immédiatement la voix. Nous étions à l’aube des années 80, et le compact-disc en plein essor rendait possible la mise en œuvre de véritables concerts d’oiseaux.

Pour cette “première”, nous avions perché un grand nombre de haut-parleurs dans les arbres du parc de la Villa Gillet, en délimitant des espaces affectés à chaque continent : les oiseaux d’Europe, les oiseaux d’Afrique etc, l’ensemble sur deux hectares d’un magnifique jardin public. Toute la matière sonore était issue des disques récemment édités par Sittelle, la nouvelle maison d’édition de Jean.
Je l’invitais donc, avec une certaine inquiétude, à entendre le résultat.
Pendant le concert, nous marchions au milieu du public, attentifs aux réactions.
Je découvrais un personnage très grand, d’allure jeune, plutôt joyeux et enthousiaste. Il était manifestement heureux de cette initiative. Il est vrai qu’à l’entrée du parc, son stand de disques tournait à plein régime.
La soirée se passa à discuter de sa manière d’envisager son travail. Il défendait son statut de compositeur, m’expliquant que précisément, sur ses disques, il réalisait ce qu’il appelait “concerts d’oiseaux”. Il pensait sa production comme on pense une véritable musique : avec des fonds de paysage, des tutti et des oiseaux solistes au premier plan, des expositions et des développements. Je prenais quant à moi, une véritable leçon de composition, de la part d’un artiste qui savait conquérir l’écoute, la mettre en confiance, pour la guider dans les paysages. Je découvrais aussi l’art de composer avec des images : les images acoustiques de chacun des oiseaux, leur représentation sonore bien sûr, mais aussi les images que l’auditeur façonne à l’intérieur de son écoute.
Son travail de mise en forme, à partir d’innombrables enregistrements provenant du monde entier se divisait en deux catégories : en premier lieu, les paysages sonores, très travaillés, respectaient une unité de temps et de lieu. Il les appelait “concerts”. En second lieu, les ouvrages ornithologiques ou guides sonores d’identification qui souvent présentent les espèces individuellement sur une courte durée. La vérité et la qualité de ces images acoustiques explique le succès de ses disques, surtout dans l’utilisation qui en est souvent faite par le cinéma, le plus souvent à l’insu du compositeur.
Chez lui, dans son studio, il m’expliquait aussi en quoi réaliser des guides sonores représentait pour lui un véritable travail, et comment l’enregistrement sur le terrain et la réalisation de concerts était une passion.
– Actuellement, je prépare une version du Guide Sonore des Oiseaux d’Europe pour l’Allemagne.
– Mais ce doit être le même que pour la France ? Il suffit de traduire le livret !
– Normalement oui, mais les Allemands ont besoin qu’on les prenne par la main, et qu’on leur dise bien précisément ce qu’ils écoutent. Alors il faut que j’enregistre moi-même tous ces noms d’oiseaux, ou que j’enregistre un allemand, et que je les place, par montage, avant chaque espèce. Et figures toi que je déteste ça ! Je faisais cela, autrefois, même en français, parce que le vinyl ne permettait pas de localiser un chant précis sur un disque, mais maintenant, avec le CD on cherche sur le livret et on trouve avec l’index ».
Je pensai à tous ces enfants Allemands qui sans doute, eux, sauraient apprécier les guides sonores de Jean.
Grenoble 2004
Identification
C’est au milieu des années 80 que je réalisais mes premières véritables prises de sons naturalistes… en analogique… d’abord avec une tête artificielle, puis avec la parabole.
Et Dieu sait si les débuts sont difficiles ! Non pas dans le maniement de cette fameuse parabole qui depuis m’accompagne dans le moindre de mes déplacements, mais dans les justes comportements à adopter sur le terrain. Que faire, qu’est ce qui est digne d’être enregistré, quand précisément on n’a jamais enregistré. Et quel est donc cet oiseau que je ne vois pas ? Chante-t-il vraiment ou se moque-t-il de moi ? Est-il commun ou tout à fait exceptionnel. Si je bouge va-t-il fuir ? Et le vent, et les voitures au loin, et les avions dans le ciel, saurais-je les supprimer en studio ?
Je passais ainsi de longs levers du jour dans le parc de la Villa Gillet, ou dans la Dombes, pour répéter, comme on répète toute situation musicale. Pour être au point, en Irlande, ou je devais faire mes premiers enregistrements “sérieux”. Enregistrer mes premiers paysages sonores.
De retour en France, après les grandes joies du “terrain”, l’épreuve du studio se présentait à moi. Autant il m’était facile de nettoyer les prises, et je n’étais pas mécontent des résultats techniques, autant l’identification de toutes ces espèces enregistrées un peu au hasard me paraissait un défi impossible. Mon incompétence en matière de chants d’oiseaux s’imposait jusqu’à la honte. Devais-je m’obstiner dans cette direction, alors même que Jean Roché m’avait expressément autorisé à utiliser ses enregistrements dans mes propres musiques, tant il m’était reconnaissant d’avoir monté notre fameux Grand Concert d’Oiseaux.
Je décidais précisément de lui soumettre mon travail, et de lui demander de m’aider dans l’exercice difficile de l’identification. Peut-être m’enseignerait-il une méthode infaillible qui me rendrait, à terme, plus autonome…
Je retrouvais Jean un peu à l’écart de Mens, dans le Triève, plus précisément dans bien nommé hameau du Verdier. Il venait de s’y installer, avec son entreprise d’édition Sittelle et sa nombreuse et nouvelle famille (l’un d’entre eux était né à l’époque de nos premiers Concerts d’Oiseaux).
Jean possède un art particulier de l’accueil.
Après un repas très chaleureux, avec Véronique et de nombreux enfants, il avait disparu alors que nous devions passer un moment dans son studio pour identifier mes oiseaux, mais aussi pour que “j’expertise” ses nouvelles enceintes ainsi que la récente installation de ses équipements. Je le cherchais désespérément dans le studio, autour de la maison, dans le village de Mens. Finalement, l’un des enfants, repartant à l’école, m’indiqua qu’il faisait la sieste et qu’il ne savait pas combien de temps cela durerait…
Véronique menait sa vie, la maison semblait déserte, et moi, je fumais des cigarettes en contemplant le paysage, me demandant si je devais prendre congé discrètement.
En fin d’après-midi, je le vis réapparaître.
« Tu es encore là ! C’est bien, viens, je vais te montrer mon studio. Et tu vas me faire écouter tes sons… On ne va pas tout écouter, tu as préparé des index ? Quelques secondes me suffisent, pas plus. »
Je disposais ma cassette Dat sur la machine et lançais le premier son.
– Merle noir, alarme du soir, au sol. (sur un ton définitif)
En réalité, nous venions d’entendre moins de trois secondes de son !
Je notais : index 1, Merle noir, alarme du soir, au sol.
– Index 2 ?
– Tout de suite
Je lançais l’index deux, fébrile et inquiet. Il s’agissait d’une sorte de petit cri aigu et très bref qui se répétait à l’identique toutes les six secondes, avec une grande régularité. Au premier son, jean m’arrêta :- C’est un bébé Hulotte, tu as enregistré ça en juin, haut dans un arbre… Il faisait encore nuit. Il fait ça tous les matin.
J’etais abasourdi
– Comment tu fais ça ?
– Tu sais, je ne sais faire que ça. Tu as autre chose à me faire entendre ?
Impressionné, je lançais l’index 3. Il s’agissait d’une longue séquence : un son aigu, presque continu.
– Alarme de troglodyte, tu l’as enregistré au lever du jour, dans des buissons, à hauteur d’homme, au bord d’un chemin. Il se déplaçait et tu le suivais…
Jean m’expliqua que le troglodyte pratique cette technique d’alarme pour attirer l’attention du prédateur sur lui, en s’éloignant progressivement du nid afin de le proteger.
La séquence se prolongeait, et j’en profitais pour lui parler de ses enceintes que je trouvais particulièrement claires mais un peu agressives.
– Les sons d’oiseaux risquent souvent d’être agressifs, alors je préfère détecter ce défaut tout de suite, pour l’éviter au maximum dans mes masters de disques.
La discussion s’etait portée sur la technique alors que mon troglodyte continuait à alarmer.
Jean s’arrêta, presque absent…
– Non ce n’est pas un troglodyte… Si, c’est un troglodyte…
Pour la première fois, l’extraterrestre semblait hésiter
– Dis donc, tu l’as enregistré ou ton troglodyte ?
– En Irlande, je te l’ai dit tout à l’heure.
– En Irlande, c’est évident, j’aurais dû m’en douter, c’est un accent particulier ! … Tu as été en Irlande ?…
La discussion se reporta à nouveau sur les enceintes. Je lui faisais remarquer que je n’en voudrais pas pour écouter de la musique.
– Mais je n’écoute presque pas de musique, surtout pas de ces musiques contemporaines que je connais pourtant si bien.
– Tu connais un peu les musiques électroacoustiques ?
– J’ai souvent vu Pierre henry, qui me demandait certaine fois quelques sons, et j’ai fait une expérience ratée de concert avec le GRM à la Maison de la Radio. On alternait des pièces contemporaines avec mes concerts d’oiseaux, cela ne pouvait pas marcher, la démarche était trop “culturelle”. Je déteste ce qui est culturel.
Je ne me sentais pas très bien, depuis quelques instants.
– Si, de temps en temps, j’écoute Messiaen. C’est le seul que je supporte. Nous nous sommes rencontrés souvent pour parler de chants d’oiseaux. Dans sa musique pour piano, il est tellement “vrai” que j’identifie les espèces comme si j’étais en pleine nature.
Lyon, mars 2005
