Salzbourg 1991.
Nous sommes enfin arrivés, Jean-Luc (régisseur de concerts), Mady et moi au Mozarteum, où se déroule le festival Aspekte, dédié, cette année au compositeur américain John Cage. Tous les “spécialistes” de l’interprétation de l’œuvre de John (on l’appelle toujours par son prénom), se trouvent réunis dans ce même lieu pour une programmation principalement concoctée par Andrew Culver, dernier assistant du compositeur avec qui je collabore depuis déjà pas mal de temps. Au cours de ces dernières années, par plusieurs reprises, il m’est arrivé de jouer Rioanjy, et surtout le fameux Roaratorio : an Irish Circus on Finnegans wake, cette grande pièce acousmatique de plus d’une heure mettant en musique le “grand cirque de la vie”. Roaratorio, originellement composé en 24 pistes, est très rarement proposée au public du fait de la difficulté posée par sa fiche technique. John a entendu dire que je faisais des prouesses en concert, simplement avec la réduction stéréophonique, d’où ma présence dans ce festival.

Après une journée passée dans le vacarme du camion entre Lyon et Salzbourg, nous déchargeons, Jean-Luc et moi, les nombreuses caisses du matériel nécessaire au concert, la fameuse Machine Acousmatique : grand orchestre de haut-parleurs destiné à faire sonner en public le répertoire des musiques électroacoustiques. Sortir les fly-cases du camion, les traîner tant bien que mal dans les coulisses de la salle, sans trop faire de bruit pour ne pas déranger les répétitions en cours sur le plateau : près de deux heures de travail.
Survient alors John, qui semble s’être perdu dans les espaces cachés du théâtre :

– Êtes-vous Bernard Fort ?
– Non, c’est lui dit Jean-Luc en me désignant.
– Vous venez de loin ?
– Oui, nous venons de Lyon.
– Ah oui, Lyon… C’est une ville de francs-maçons …
– On le dit, oui
– Vous devez être fatigués, pourquoi toutes ces caisses ?
– Pour Roaratorio
– Pour Roaratorio et sûrement d’autres choses…
– Non seulement Roaratorio
– Seulement Roaratorio ? Je suis désolé…

Je vérifie à quel point ce petit personnage, que l’on pourrait prendre pour un simple technicien du théâtre (à la retraite cependant) est d’un abord simple lié à une grande humilité non feinte. Il se dégage de lui un sentiment de fragilité malgré sa perpétuelle tenue de cow-boy, chemise et pantalon de jean. Entendre en direct cette voix familière, qui pour moi, en temps ordinaire, récite d’une manière monocorde le long poème du Roaratorio provoque en moi un sentiment de sécurité et de confiance. Une voix voilée, essoufflée, mais volontaire… Une voix chantante et peu sonore, qui ne s’impose pas avec puissance, mais trouve sa force dans sa manière d’appeler l’écoute. Une voix qui sonne comme le souvenir d’une voix familière. Cette voix à qui j’ai eu le culot de demander de m’enregistrer un chapitre de la Genèse pour la production d’une de mes compositions pour chœur et voix enregistrées : Méditations sur la Tour de Babel.

De retour sur le plateau du théâtre, juste à la fin d’un concert, dans le brouhaha du public quittant lentement les lieux alors que les techniciens s’agitent déjà, la conversation tente de reprendre…
Mais il me semble plus difficile de parler calmement ici avec John, alors que c’était si facile dans les coulisses.
Il semble un peu préoccupé par cette agitation qui nous entoure. L’espace est très bruyant et à plusieurs reprises je suis bousculé. Une personne semble vouloir s’interposer entre John et moi, sans cependant intervenir dans la conversation… Une autre d’un geste de l’épaule me pousse à m’éloigner de John avec lequel il devient de plus en plus difficile d’avoir des échanges suivis.
Je voudrais surtout le remercier pour sa participation à ma prochaine pièce. Sa lecture du texte de la Genèse me convient parfaitement et sert d’exemple d’interprétation à toutes les personnes qui disent le même texte dans onze autres langues différentes. C’est lui qui me remercie chaleureusement alors que nous sommes à nouveau bousculés. Nous sommes en fait entourés de quelques personnes qui tentent de se faire photographier avec John…
Et je suis de trop sur les photos !

Nous nous en apercevons. John sourit, et je m’écarte un instant.
Enfin, je lui remets une cassette sur laquelle figurent les douze voix enregistrées, en lui promettant qu’il recevra très bientôt la partition du chœur. Je lui demande surtout de me donner son point de vue, son avis, dès qu’il aura écouté la cassette.
« Je sais que cela sera bien » m’assure-t-il confiant. Il ajoute « et je vous répondrais très vite ».

 

A-t-il écouté la cassette ?
Je ne saurais le dire, mais à l’achèvement de la partition du chœur, John nous avait quitté pour toujours.
Pour toujours ?

Premier choeur de

Méditation sur la Tour de Babel

Solistes de Lyon, Direction: Bernard Tétu