A l’aube du troisième jour dans le Delta, je me levais, bien déterminé à mettre en œuvre l’objectif de mon voyage: la prise de son ornithologique. Le soleil était au rendez-vous, accompagné comme chaque jour, d’un vent dont j’étais certain qu’il risquait d’anéantir tous mes efforts.

Après avoir ingurgité mon poisson quotidien, je partais, équipé jusqu’aux dents pour “la petite colonie” que Nelson m’avait recommandé pour commencer mon travail. Pendant ce temps, il partait en forêt pour couper du bois, et m’assura qu’il serait attentif à chercher des lieux particulièrement intéressants pour les prochains jours. La “petite colonie” n’était pas très éloignée du village, il suffisait de longer le fleuve et de tendre l’oreille pour la rejoindre.

J’y trouvais effectivement matière à travailler : des Ibis noirs comme de l’anthracite, une héronnière qui faisait ployer les arbres sous le poids des nids et des nombreux individus, des nids de cormorans remplis de jeune criant famine, des oiseaux de rivages, quelques passereaux chanteurs et surtout, force batraciens de toutes espèces dont j’avais compris qu’ils seraient présents sur tous mes enregistrements, de jour et surtout de nuit. J’enregistrais une bonne partie de la matinée, conscient qu’il me faudrait beaucoup tourner pour, en studio, sélectionner les moments intéressants, c’est-à-dire non envahis par le vent très sonore dans les branches et le micro.

A défaut de pique-nique, j’avais apporté une petite bouteille achetée à l’embarcadère de Tulcea. Fier de ma présence d’esprit, je l’ouvrais et constatais qu’il s’agissait de vodka ! Dans le Delta, l’eau plate coûtait plus cher que la vodka, qui de plus, n’est pas bonne.

L’après-midi était calme, et je retournais au bord du grand bras du fleuve. De temps en temps, un grand cargo, surréaliste dans ce paysage, rejoignait la Mer Noire… Oiseaux de rivages, insectes dans la prairie humide, troupeaux au loin, sérénité. Chaque fois que c’était possible, je prenais une photo du site sur lequel je venais de travailler afin de pouvoir, de retour en France, affiner mes identifications, me souvenir du biotope.

De retour dans ma petite chambre, en fin de journée, je prenais le temps de tenir un petit journal de mes prises de sons, à la fois des données techniques mais aussi des impressions. Je tentais d’identifier les quelques espèces enregistrées dans la journée et de noter au maximum, de peur d’oublier, les sites, les heures, les biotopes, toutes les informations sans lesquelles je ne pourrais rien faire à mon retour en France. Puis je repartais pour quelques enregistrements nocturnes.

Mon temps s’équilibrait ainsi entre les séances d’enregistrement à proximité du village, et les excursions pour lesquelles j’avais besoin des services de Nelson. Ainsi, la “grande colonie” ou la colonie des Cormorans pygmées pour lesquelles il nous fallait parcourir de longues distances en bateau, souvent accompagnés de pêcheurs qui connaissaient bien le Delta et possédaient ces longues barques noires, sans moteur, permettant de traverser des immenses roselières, qu’il fallait diriger avec une pique comme de grandes gondoles vénitiennes.

La colonie des Cormorans pygmées avait demandé beaucoup d’efforts à Nelson. Préalablement, nous avions dévoré de la viande de cerf au cours d’un repas fortement arrosé d’une bouteille d’alcool de poire que je lui avais offert, et qu’il avait bu à table, comme on boit un petit vin frais et léger. Puis nous avions remonté le fleuve en bateau à moteur jusqu’à un embranchement d’où partait un canal étroit et très long. Ramer sur ce canal demandait des efforts soutenus. Si Nelson s’arrêtait, nous repartions à reculons, tant le vent était fort, et je dus marcher le long du canal en tirant le bateau pendant une longue distance tandis que Nelson continuait de ramer. De même, sur le site de cette colonie, Nelson avait continué à ramer, silencieusement, afin de maintenir le bateau sous les grands arbres qui abritaient les oiseaux.

Chaque fois que nous entendions une espèce animale, non seulement des oiseaux mais aussi des batraciens ou quelques mammifères, Nelson, avec une grande assurance, m’indiquait son nom en roumain et surtout en latin ! Soit je le notais par écrit, soit j’enregistrais directement, en même temps que l’espèce rencontrée. J’étais subjugué par cette science infaillible. Lorsque que j’avais des doutes, le soir, nous regardions sur mon livre d’ornithologie… Il avait toujours raison. De retour en France, je vérifiais de nouveau que j’avais eu affaire “au spécialiste ” du Delta.

à suivre…