La veille de mon départ, Nelson avait organisé une petite fête à l’occasion de laquelle je fis la connaissance de sa femme et de certains de ses frères. Du poisson, bien sur, mais aussi de la viande en boulettes et des légumes que nous mangions soit crus, soit très cuits. La mère de Nelson, ce jour-là, avait préparé du pain de farine de blé dont on aurait juré qu’il avait été acheté dans une boulangerie traditionnelle, alors que non seulement le pain, mais tout le repas avait été cuisiné dans sa petite cabane, sur une table minuscule, au feu de bois, avec les produits les plus simples que l’on puisse imaginer. Pour s’en convaincre, il suffit de penser qu’il n’existait pas, à ma connaissance, ni de boulangerie, ni de véritable magasin d’alimentation dans tout le Delta !

Pour cette solennité, elle avait même dressé la table avec une nappe blanche brodée de gros fil rouge, et avait disposé, à ma place… des couverts en fer blanc. Par délicatesse, et pour plaire à mes hôtes, je décidais de manger comme eux, avec mes mains.  Au fil des jours, j’avais pris l’habitude de ces repas au cours desquels nous ignorions l’usage des couverts, où le pain était simplement rompu. Le seul outil admis était le couteau, couteau multifonctions plutôt que couteau de table ou de cuisine. La relation à l’aliment me semblait simplifiée et de plus en plus naturelle : il y avait une forme de noblesse dans certains gestes et je pensais que la nourriture changeait de goût ou plus exactement retrouvait une saveur authentique tant le rapport aux formes et aux consistances me semblait évidentt. Je comprenais cette réticence naturelle qu’éprouvent les enfants à s’éduquer à l’art du repas des adultes et je craignais de plus en plus mon retour en France.

Nelson engloutissait tout ce qui lui passait à portée de main.

En fin de repas, je lui offrais des cassettes de musique et surtout, lui laissais la somme qu’il m’avait réclamée pour les services de sa mère (le change roumain et le niveau de pauvreté du Delta ne risquaient pas de me ruiner !). Pour lui, il n’avait rien prévu et ne m’avait jamais rien demandé… Je l’avais intéressé, amusé. L’essence du bateau était celle de la Réserve de la biosphère, j’étais donc libre de la somme que je voudrais bien lui donner… il n’attendait rien de moi.

Au-dehors de la maison, discrètement, avant que les excès de vodka me fasse perdre définitivement mon self-control, je lui laissais tous les dollars qui me restaient. Mon voyage touchait à sa fin et j’étais reconnaissant envers Nelson d’une telle expérience autant humaine que naturaliste. C’était plus que la somme destinée à sa mère, mais bien moins que ce que l’on donne à un guide assermenté pour un tel travail. Il empocha l’enveloppe sans me remercier, la pudeur appelait sans doute de sa part un comportement un  peu bourru. Il y avait plus urgent : finir les bouteilles de vodka, rire, parler le plus fort possible et éventuellement chanter.

J’étais venu à la rencontre de la nature et des oiseaux, je les avais trouvés, mais j’avais surtout rencontré des hommes pour lesquels je n’étais pas venu ! 

Le lendemain matin, nous devions repartir pour l’embarcadère. Le bateau navette revenait de Sulina, en direction de Tulcea. Le rater signifiait attendre 3 jours de plus et certainement encore une semaine pour un nouvel avion à Bucarest.

 Nelson m’attendait devant ma chambre. Il avait prévu de me faire visiter, avec fierté, sa future maison. La construction était petite, mais d’un niveau de confort bien supérieur à ce que j’avais pu rencontrer dans cette région. C’était d’ailleurs l’une des seules maisons neuves ou en construction de tout le village et, les temps changent, elle devait s’équiper d’une petite salle de bain voulue par sa femme !

« Tu vois, là il y aura une fenêtre, ici aussi, et là une porte, et là un lavabo. Je vais les acheter à Tulcea, dans quelques jours… Et avec un sourire un peu gêné trahissant l’émotion et la reconnaissance : « Je dois d’abord changer les dollars… »

FIN  

De retour en France, une nouvelle aventure débutait… plus civilisée mais tout aussi enthousiasmante et chargée d’imprévus. Dans un premier temps je devais rendre compte de mon travail à la Villa Medicis, puis tenter de tirer le meilleur parti de ma riche moisson sonore. Pour cela, il me fallait écouter, réécouter, trier sur l’ordinateur plus d’une vingtaine d’heures de prises de sons, d’images sonores, un peu comme un photographe s’enferme dans son laboratoire, développe et sélectionne ses tirages, tente de valoriser les cadrages, les contrastes, les couleurs (je pense si souvent au courant pictorialiste)…

J’allais souvent rendre visite à J.C.Roché dans le Triève. Nous écoutions tous ces enregistrements et confirmions mes identifications incertaines, surtout pour les paysages nocturnes ou les espèces enregistrée “à l’aveugle”. Il était étonné et séduit par le caractère sauvage qui se dégageait de l’ensemble, et il m’invita à réaliser un CD intitulé Danube Sauvage pour les éditions Sittelle qu’il dirigeait alors….

Puis vint une commande du GRM-INA pour célébrer les 50 ans de la musique concrète. Je composai La Paix de l’Entendre entièrement fondée sur la plage Automne du disque Sittelle. La Paix de l’Entendre répondait à La Guerre du Faire que Philippe Leroux venait juste de composer, en référence à l’affirmation de Pierre Schaeffer : “ la musique concrète résulte d’un continuel aller/retour entre le faire et l’entendre”.

Dans le silence du studio, univers technologique par excellence, je revivais ces situations de travail, ces scènes, ces paysages sauvages, dans un parfait décalage, pour les agencer, les réorganiser, donner une forme au reportage sonore, rester fidèle à la réalité, ne pas la trahir et tenter de restituer le poétique… opération fragile, risquée.

Recréer les mouvements, les images, la vie du Delta dans l’imaginaire de celui qui écoute.

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