Une Tour de Babel

L’Apocalypse de Jean

Le Festival des Détours de Babel, comme l’étaient précédemment les 38èmes Rugissants, représente pour moi la plus belle plateforme d’expérimentations. C’est le grand laboratoire au sein duquel, depuis plus de 30 ans maintenant, j’ai pu élaborer, concevoir, imaginer et mettre en œuvre des projets musicaux souvent ambitieux, grandeur nature et en présence d’un public toujours présent et réactif, sans jamais devoir céder aux concessions, aux mouvements de mode, à la facilité.

Ainsi, l’hommage à Pierre Henry lors de l’édition 2018 du festival, m’a permis, une fois encore, de vérifier à quel point, en concert électroacoustique, une diffusion automatisée du son clarifie la relation au public, permet une véritable maîtrise de l’espace et des nuances, met le “prétendu” interprète que j’étais au service d’un compositeur et de son œuvre en le replaçant au centre du dispositif à la fois scénique et musical.

Et pourtant, le lieu n’était des plus simples à traiter. L’ancien musée de peinture offre des salles immenses, grandes caisses de résonnance non pensées pour leur acoustique, espaces de circulation, avec la froideur des lieux qui, habituellement, doivent s’effacer au profit des œuvres visuelles.
Ni l’espace scénique des salles de concert, ni la profondeur des plateaux de théâtre, aucun dégagement sur les côtés mais une grande salle blanche rectangulaire… Heureusement, je n’avais pas le projet de valoriser le dispositif technique : voir les haut-parleurs n’a jamais aidé personne à créer les images mentales générées par la musique acousmatique, leur esthétique est souvent en total désaccord avec la “poétique” de l’œuvre. Cependant, il fallait bien les installer quelque part, et souvent au plus près des auditeurs afin de lutter contre une acoustique déplorable. Heureusement, une mise en lumière très sobre permettrait de “sacraliser” la salle et de neutraliser les aspects technologiques.
Asseoir le public d’une manière traditionnelle, en alignant des chaises inconfortables en rangées serrées n’était pas non plus la solution pour offrir des conditions d’écoute adaptées au grand rituel : près de trois heures de musique coupées par un seul entracte, chacune des deux œuvres étant elle-même un véritable monde dans lequel il faut s’immerger, s’abandonner avec confiance.

Aussi, la solution proposée par le festival consistait à proposer des transats, ou encore des coussins… et je pensais au fameux concert couché du Sigma que Pierre Henry avait proposé en 1976 à Bordeaux.

Mais l’essentiel, encore une fois, s’est joué avec la mise en œuvre de l’ordinateur comme mémoire des mouvements établis préalablement au concert (plus de 10 heures de programmation pour l’Apocalypse de Jean, presque autant pour Une tour de Babel qui débutait la soirée).

La salle vide était difficile à apprivoiser au moment de la programmation : les sons se perdaient dans l’espace, s’alourdissaient et perdaient cette netteté, cette sauvagerie qui constitue une bonne part de la signature de Pierre Henry. Les textes, principalement, perdaient toute lisibilité et me contraignaient à adopter une attitude intimiste : placer Jean Negroni, le récitant de l’Apocalypse, au plus près des auditeurs sur des petits haut-parleurs nombreux, disposés sur toute la longueur de la salle. En revanche, les coups de gueule, les grandes catastrophes sonores étaient faciles à mettre en valeur, une véritable théâtralisation sonore était possible, permettant la mise en scène de sons soit lointains soit envahissants. Il me fallait servir au mieux les contrastes dynamiques et dramatiques, aller dans le sens des images proposées par le compositeur… mais je restais inquiet… et tout à la fois persuadé qu’il aurait été impossible de restituer ces deux œuvres avec de simples gestes approximatifs sur une console placée au centre de la salle comme cela se fait trop souvent. Je m’accrochais donc à ma souris, persuadé que s’il existait une solution, c’est grâce à la précision d’une programmation pensée et raisonnée que je la devrais. Et j’espérais que le public, qui s’annonçait nombreux, atténuerait la réverbération naturelle de l’espace et rendrait une certaine lisibilité au son.

Mais la salle pleine me réservait d’autres surprises !

Nous savons bien que le public “mange” le son, l’absorbe, et que les fortissimi des répétions risquent certaines fois de passer presque inaperçus ! Et l’ancien Musée de Peinture, comme on pouvait s’y attendre, prit des allures de salle de concert dont l’acoustique devenait confortable. Mais je ne pouvais pas prévoir qu’une partie du public, allongé dans les transats pouvait faire obstacle au son de ma petite batterie de haut-parleurs placés au sol… et que Jean Negroni risquait de disparaître, noyé au milieu des auditeurs !

Heureusement, ce n’est pas parce que tout est mémorisé dans l’ordinateur, qu’une intervention en direct est impossible, et rapidement, pendant les premières minutes du concert, je procédais à quelques dernières adaptations sans lesquelles rien n’aurait été possible. Le public était là, face à l’œuvre de Pierre Henry, seul avec ce compositeur, dans une écoute respectueuse, quasi religieuse. 

Le Grand Rituel Acousmatique pouvait avoir lieu !

Seul, debout, derrière le public, j’écoutais et regardais, modifiais encore quelques détails, si nécessaire. Anonyme, je me déplaçais pour évaluer à la fois la musicalité de mes préparations et la concentration des auditeurs… En fin de concerts, quelques initiés vinrent me retrouver et deux questions me resteront longtemps en mémoire : “Comment avez-vous pu mettre la main sur les voix de mixage de Pierre Henry ?” Mais aussi “Je ne savais pas qu’il existait une version multipiste, et il est clair que, de ce fait, que cela sonne mieux en concert !”