PAYSAGE

Dans un premier temps, je considère le mot “Paysage”… et je cherche quel sens lui donner, avant même qu’il devienne “sonore”…
Je surfe sur Wikipédia (ce n’est pas bien dans mes habitudes… je me méfie souvent des facilités et du confort apportés par ce type d’information… des articles non signés… cependant je surfe…)
Je trouve : Étymologiquement, le paysage est l’agencement des traits, des caractères, des formes d’un espace limité, d’un « pays ». C’est une portion de l’espace terrestre, représentée ou observée à l’horizontale comme à la verticale par un observateur ; il implique donc un point de vue.

Voilà qui me va ! Je retrouve ici quelques questions fondamentales pour moi :
• Unité de lieu inscrite dans des limites géographiques.
• L’idée d’un agencement, c’est à dire d’une organisation qui se présente à l’observateur et qui n’est pas déterminée par lui.
• Une observation sur plusieurs dimensions, admettant donc la notion d’espaces ou encore de spatialisation des divers “caractères” constituant le paysage.
• L’idée de ce qui pourrait être un point d’observation ou “point d’écoute”, lieu propice à l’appréciation du paysage sonore.
• Et surtout la notion de caractères se présentant comme les signatures du paysage.

Peinture flamande : Paysage d’hiver (1608), Hendrick Avercamp.

Plus loin je trouve encore :
La notion de paysage possède une dimension esthétique forte, voire picturale ou littéraire en tant que représentation. La notion de paysage apparaît au XVe siècle en Europe du nord et en particulier dans les littoraux des frises hollandaises, allemandes et danoises… La première occurrence connue du terme français “paysage” est de 1549, celle du portugais “paisagem” de 1548, et de l’italien “paesaggio” de 1552 et il semble bien que ces termes associent davantage la vue d’un tableau au terme plutôt que le sens de l’aménagement du territoire.

Voilà qui me séduit encore !
• Je suis séduit par cette idée d’un paysage naissant dans et par mon observation. « La musique nait dans l’oreille de celui qui écoute » aurait dit John Cage.
• Je suis doublement heureux de savoir que le paysage prend vraiment son identité et toute sa valeur dans la mise en œuvre d’une représentation (picturale, littéraire, et pourquoi pas sonore). Dans la forêt, il y a du bruit, partout et continuellement, sans aucune limite géographique. Il y a même du bruit au-delà de la forêt, rien ne dit les limites de ce qui n’est pas encore un paysage, ni dans le temps, ni dans l’espace. Mais bientôt, dans mon oreille, le bruit devient une autre réalité. Le son définit alors un paysage dont l’observateur, moi en l’occurrence, fixe avec son écoute les limites, les frontières, la géographie, et peut-être hiérarchise les caractères.

La Vallée de l’Arno

Leonardo da Vinci (1473)

À cette date là, Vinci ne nous parle pas encore d’un paysage, cette représentation est une étude destinée. comprendre le réseau hydrographique de cette région de la Toscane en vue d’éventuels projets de travaux d’aménagement du territoire.

PAYSAGE SONORE

J’invite le lecteur à découvrir ce petit texte servant d’introduction à mon CD “Paysages Sonores de Toscane” édité chez Frémeaux et Associés. J’y tente, en quelques mots, de définir ce que j’appelle volontiers “Paysagisme”:

Le paysagisme : composer un paysage.

Voici un disque audio consacré à l’un des paysages les plus représentés dans toute l’histoire de la peinture. Des fresques de Giotto à la peinture de Vinci, en passant par Botticelli, Masaccio ou Fra Angelico, et toute l’école des “peintres paysagistes”, les paysages toscans appartiennent à notre culture, constituent un fonds d’images inépuisable. Comment restituer les sons de tous ces paysages ?
Somme toute en s’inspirant des méthodes picturales employées par tous ces grands artistes : parcourir le paysage pour s’en imprégner, le comprendre, le faire sien.
Repérer tout ce qui en constitue l’identité : chacune des espèces, bien sûr, de la plus petite, de la plus discrète à la plus visible et la plus nombreuse, mais aussi chaque élément représentatif d’un biotope : couvert végétal, reliefs, présence de la mer ou des cours d’eau, forêts ou zones agricoles, habitats et constructions humaines etc. Puis prélever avec précision chacun des éléments sonores, comme autant de détails, tous importants, pour les assembler avec un strict respect des densités, des lentes évolutions, des unités de lieu et de temps : recomposer le paysage. Tenter enfin de révéler la musique naturelle de la Toscane, permettre à l’auditeur d’en apprécier les paysages, les parfums et les lumières grâce à la magie du son enregistré.
En complément à ce petit texte, j’invite encore mon lecteur à pousser plus loin avec cet article dans lequel je tente de définir la démarche Pictorialiste :

Comment ne pas m’arrêter quelques instants sur le livre d’Estelle Zhong Mengual APPRENDRE À VOIR, le point de vue du vivant, édité chez ACTES SUD, ainsi que sur le tableau d’Albert Biersadt :  A Storm in the Rocky Mountains, auquel elle consacre un long chapitre dans son livre.

A Storm in the Rocky Mountains

Albert Bierstadt . Dimensions : 2,11 m x 3,61 m

(Voici un tableau de grand format méritant d’être observé longuement et en détail.)

Nous pourrions très facilement penser le titre de ce livre comme : APPRENDRE À ENTENDRE, le point de vue du vivant, tant la question de notre positionnement et de la relation que nous entretenons avec le paysage se pose de manière identique, que ce positionnement et cette relation soient d’ordre visuel ou auditif.

La question centrale abordée par Estelle Zhong Mengual est de savoir si le paysage peint (ou entendu en ce qui nous concerne) n’est que la représentation de notre manière, ou de notre volonté de le voir ou de l’entendre. S’agit-il d’une représentation prétendue objective et scientifique ou bien d’une représentation poétique, dans laquelle nous nous projetons ou manifestons nos propres états d’âme au travers d’expressions romantiques ou encore symboliques. Où se situent les limites de tels positionnements ?

Enfin, dans l’ensemble de son ouvrage, Estelle Zhong Mengual établit un parallèle et tente finement de faire la part des choses entre postures scientifiques et posture artistiques ou poétiques, ce qui bien entendu reste au cœur de la problématique des représentation visuelles ou sonores.

Je ne développerai pas toutes ces questions moi-même mais vous recommande très vivement la lecture d’un livre qui ouvre les yeux et les oreilles à la fois sur la question  de la représentation du paysage mais aussi sur nos manières de vivre notre relation au vivant !

Allons encore un peu plus loin !

Avant de clore cette réflexion au sujet du paysage, puis-je m’arrêter quelques instants sur une définition possible du Field recording ?
Si le paysage nait effectivement d’un regard, ou d’une écoute, le Field recording, en revanche, ne me semble rendre compte que d’une activité de terrain. Cependant je pourrais presque dire : « C’est en pratiquant le Field recording que je serais en mesure de composer un paysage ». Au moment même où, sur le terrain, je braque mes micros, je réalise un travail somme toute assez technique de relevé sonore, mais dès lors que je fais un choix de cadrage, de distance, de durée, dès que je décide d’une position statique, d’un point d’écoute devenu point d’enregistrement, ou au contraire de me mouvoir jusqu’à créer des panoramiques, des travellings ou des zooms avant ou arrière, je me retrouve paysagiste voire pictorialiste. La limite entre un travail de Field recording prétendu scientifique parce que volontairement dénué d’affects et celui d’un artiste m’apparaît d’une fragilité presque inquiétante. Heureusement, nous savons tous que la moindre photographie de reportage exposée dans une galerie d’art, prend, du fait du changement de contexte opéré, le statut d’une œuvre d’art à part entière ! Il suffit pour cela de faire un tour aux rencontres de la photographie d’Arles par exemple.

DEUX PIONNIERS, DEUX POSITIONS HISTORIQUES…

Jean Roché (ici dans son studio).

Jean Roché, pionnier français, l’un des maîtres fondateurs du genre audionaturaliste, (encore un terme qui mériterait quelques explications), prend la posture de l’artiste dès ses premiers ouvrages discographiques en nous parlant de concerts d’oiseaux ! Il nous parle alors des enregistrements tels qu’il les publie, non pas de manifestations culturelles. Les oiseaux en sont les auteurs, ils lui fournissent de véritables concerts.
Il se définit lui-même comme ornithomélologue…
Et jamais nous ne saurons exactement s’il s’estime être uniquement celui qui a enregistré ce concert, ou celui qui lui a donné une mise en forme “discographique”, ou encore celui qui propose de nous faire entendre ce lever du jour comme  un véritable concert. L’artiste remplit ici tous les rôles.
Il me confiait un jour que les singes de Bornéo “donnent des concerts” : « Ils se rassemblent pour prendre plaisir à chanter ensemble ! »

Dans cette émission, Jean Roché nous confie:
« Quand je rencontre une Grive musicienne, pour moi, c’est un individu, c’est un être unique au monde, qui a son chant, car chaque Grive musicienne a un chant différent.
C’est la rencontre avec un être, et cet être est un musicien. Si cette grive chante bien, je vais l’enregistrer pendant une heure ou deux heures pour tenter d’avoir tout son répertoire, tout ce qu’elle peut me dire.”

Bernie Krause lui aussi, dans ses travaux, entretient particulièrement cette ambigüité : mi- artiste mi- scientifique, il tente pourtant de mettre en place des méthodes d’analyse. Dans son livre au titre tout aussi ambigu : Chansons animales et cacophonie humaine, sous-titré Manifeste pour la sauvegarde des paysages sonores naturels, il tente de classer les sons issus du field recording en trois catégories : Géophonie (son de la nature d’origine non “vivante”), Biophonie (sons d’origine animale), Antropophonie (sons d’origine humaine).

Bernie Krause nous explique qu’ « Avec l’introduction d’une nouvelle terminologie descriptive, comme géophonie, biophonie et antropophonie, j’ai pu détailler de manière plus concrète les sources fondamentales du son. Nous avons posé les jalons de tout un champ de connaissance, à la fois scientifique et culturel, qui nous amène à vivre et à comprendre différemment le monde du vivant ». Et pour chacune des catégories il nous donne une définition qui, pour le coup, certaines fois, me laisse  songeur … Et je me trouve bien souvent incapable de décréter que tel son doit ou peut se ranger dans telle ou telle catégorie, tant certains d’entre eux me semblent possibles dans les trois à la fois .

Bernie Krause   Photo: Tim Chapman

  • Géophonie : Avant même qu’apparaisse la vie sur Terre, le son était partout alors que personne n‘était encore capable de l’entendre. Bruit des volcans, des icebergs qui craquent, bruit des cascades, des rivières et des torrents, des marées et des intempéries, orages pluies et vents violents… B.Krause

De nos jours, je reste perplexe quant à la possibilité d’affirmer que le son de la pluie, par exemple, qui n’est ni un son humain, ni d’origine animale, puisse être uniquement une géophonie. Encore une fois j’ai la prétention de renvoyer mon lecteur vers cet autre article publié il y a quelques années à l’occasion de la sortie de mon CD “LA PLUIE” édité par Frémeaux et associés, en coproduction avec le Musée du Quai Branly :

Ce qui vaut pour la pluie est valable pour le vent dont j’ignore la nature du son, mais dont je repère les dynamiques lorsqu’elles s’exercent sur les bambous de la jungle, les pales d’une éolienne, les vagues de la mer ou encore les capsules de mon micro sans bonnettes !

D’une géophonie, je navigue constamment entre antropophonie et biophonie.

  • Biophonie : Avec l’apparition de la vie sur Terre, chaque espèce évolue pour s’établir une largeur de bande distincte dans le spectre géo acoustique, afin de rejoindre la meilleure fonctionnalité des sons émis. Chaque espèce tente de se situer dans une “niche acoustique”. Bernie Krause.

La biophonie, c’est donc le son du vivant, à l’exception de celui des hommes.
Lorsque je travaille le paysage sonore, au-delà de la trace humaine attestée par mes choix “artistiques” tels que nous les avons évoqués plus haut. La question de la vérité naturaliste d’un paysage sonore se pose à moi de manière évidente. Par vérité je n’entends pas la question de la haute-fidélité de ma représentation, mais le fait de savoir si ce paysage est bien naturel, c’est à dire sans empreintes des activités humaines.

Se pose ici la question du “sauvage”.
Que reste-t-il de nos paysages sonores naturels lorsque l’on sait qu’en Europe, par exemple, il n’existe quasiment plus de paysages “premiers”, c’est à dire n’ayant pas subi de transformations opérées par l’homme.
La nature est une chose, la campagne en est une autre.
Le paysage naturel sauvage est rare et, pour être honnête, quasi inexistant en France par exemple. Toutes nos forêts ont été rasées au cours des derniers siècles et l’on sait par exemple que nos plus vieilles forêts ont été plantées à la demande de Colbert au 17ème siècle afin de programmer un renouvellement de la flotte royale. Nos campagnes ont été forgées par l’homme au fil des siècles et nos merveilleux bocages, nos prairies à vaches, nos pâturages, la Dombes et la Camargue appartiennent à ce que l’on appelle “Nature domestiquée”.
Dans sa magnifique Histoire des agricultures du monde, Marcel Mazoyer donne une description de la forêt gauloise qui recouvrait autrefois l’intégralité de l’Europe. Il nous raconte comment un écureuil pouvait traverser l’Espagne en sautant de branche en branche des Pyrénées à Gibraltar, il nous décrit la forêt humide recouvrant la Grèce avant que celle-ci ne devienne une terre à mouton suite à la déforestation et aux ravinements qui s’en suivirent.

  • Anthropophonie : nous l’aurons donc compris, l’anthropophonie englobe tous les sons d’origine humaine, qu’il s’agisse des sons de notre voix, des bruits de nos pas, des outils que nous manipulons, des machines à communiquer, de nos engins de guerre…

Cette catégorie est sans doute la plus claire, dans la mesure où l’on vérifie qu’il n’est presque plus possible, de nos jours, de brancher un micro sans capter des sons d’origine humaine (modes de transports, haut-parleurs omniprésents, voix et sons de chantiers en ville comme à la campagne)
Reste juste à contrôler que, alors que nous enregistrons une simple conversation à la terrasse d’un café, les cigales qui attestent le plein air, la région, la saison, la température, ne couvrent pas nos locuteurs !